Un "seuil de vie décente" entre 1.500 et 1.800 euros selon le lieu d’habitation
La pauvreté monétaire n’est pas tout à fait synonyme de pauvreté budgétaire ; le contexte de vie et le territoire de résidence ont un impact important sur le niveau de budget dont on a besoin pour vivre convenablement. Dans une récente étude du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, des "budgets de référence" ont été calculés pour le milieu rural, la ville moyenne et la métropole du Grand Paris. Calculés par des citoyens réunis en groupes de consensus sur des territoires témoins, avec l’appui d’experts, ces budgets constituent un indicateur complémentaire à prendre en compte pour orienter les politiques d’inclusion sociale. Sur cette base, le CNLE appelle les pouvoirs publics à consolider les villes moyennes, pour les bonnes conditions de vie décente qu’elles présentent.
Qu’est-ce qu’une vie décente ? Au-delà des seuils de pauvreté, peut-on fixer un "seuil de vie décente", un niveau de budget à partir duquel une famille n’est plus dans la "survie" et la "peur du lendemain" mais peut "participer de manière effective à la vie sociale" et envisager une "inclusion sociale durable" ?
C’est la question que s’est posé le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), qui a publié le 19 décembre 2022 un épais rapport intitulé "Les budgets de référence en milieu rural, en ville moyenne et en métropole du Grand Paris – Nouvelles pistes pour l’inclusion sociale". Ce travail fait suite à une publication de 2015 de l’Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (Onpes, qui a depuis fusionné avec le CNLE), en partenariat avec le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) et l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), sur la mise au point d’une méthode d’évaluation des besoins pour le calcul des budgets de référence (voir notre article).
Dans le rapport de 2022, il est rappelé que des travaux initiés à l’étranger et notamment au Royaume-Uni ont inspiré "cette démarche inédite d’évaluation des besoins pour une vie décente" qui est "fondée sur une consultation citoyenne". En France, la démarche a été expérimentée à partir de 2012 dans deux villes moyennes, Tours et Dijon. Les travaux sur les budgets de référence dans le contexte des villes moyennes ont par la suite été approfondis par l’Onpes, l’Ires et l’Union nationale des associations familiales - l’Unaf, qui publiait depuis 1952 des budgets calculés pour être représentatifs de la consommation de huit familles-types.
Un "seuil de vie décente" à 84% du niveau de vie médian
Pour ce nouveau rapport qui aborde également le monde rural et la métropole parisienne (avec des groupes de consensus ayant recruté des participants dans deux bassins de vie ruraux en Mayenne et en Côte-d’Or et dans le 12e arrondissement de Paris et la commune de Fontenay-sous-Bois), des citoyens représentatifs de tous les milieux sociaux – et non pas uniquement des personnes pauvres – se sont penchés sur les paniers de "biens et services nécessaires pour se sentir effectivement inclus aujourd’hui en France", paniers qui ont ensuite été valorisés par des experts.
"Selon le consensus social, la vie décente au quotidien surplombe le seuil officiel de pauvreté conventionnel et au-dessus de celui-ci, son halo de conditions d’existence précaires", conclut le CNLE à l’issue de cette démarche. Dans les trois types de territoires retenus pour l’étude et pour l’ensemble des configurations familiales examinées, "le seuil de vie décente avoisine 84% du niveau de vie médian", donc nettement au-dessus des seuils de pauvreté communément utilisés fixés à 60% ou 50% du niveau de vie médian en France (voir notre article du 8 décembre 2022). Plus précisément, le budget de référence médian des ménages du champ est de 87% du niveau de vie médian en zone rurale (soit 1.564 euros) et de 83% dans les villes moyennes (soit 1.447 euros) et dans la métropole du Grand Paris (soit 1.836 euros).
Le "halo de pauvreté" identifié renvoie à "une frange de la population qui, sans être pauvre, a des ressources modestes et connaît régulièrement des manques ou des tensions budgétaires pour boucler les fins de mois". En tout, "les pauvres et modestes non pauvres" représentent dans l’étude "environ 35% de la population du champ examiné".
Des variations territoriales liées aux transports, au logement et à la vie sociale
Ces budgets de référence "sont constitués à plus ou moins les trois quarts de dépenses contraintes ou peu compressibles", précise le CNLE. "Pour quelques fonctions majeures, telles l’alimentation, l’habillement, la santé, les besoins demeurent très semblables d’une zone à l’autre", est-il expliqué. En revanche, les différences entre territoires "vont se manifester là où l’offre de services et les modes de vie sont fortement influencés par le cadre de l’habitat et le style qu’il imprime à la socialisation".
Ainsi, dans une commune rurale, "les transports, l’équipement du logement [souvent une maison individuelle, ndlr] et les frais de garde pour les familles avec de jeunes enfants" pèsent sur le budget. Dans l’agglomération parisienne, les habitants ont en revanche des frais de garde et de transport "fortement allégés" mais doivent assumer des dépenses de logement et de vie sociale "nettement supérieures" que dans d’autres territoires. La "vie décente" semble plus abordable en ville moyenne, où l’on trouve selon le CNLE "une combinaison optimale du coût du logement, de la disponibilité de services publics et d’équipements collectifs".
C’est également dans les villes moyennes que le taux de "pauvreté budgétaire" (de 15% selon les calculs de l’étude) apparaît le moins important par rapport au taux de "pauvreté monétaire" (10%), "du fait de la composition de leur population et des conditions relativement plus favorables qu’elles offrent en termes de conditions de vie". Ce taux de pauvreté budgétaire est estimé à 18% pour la métropole de Paris (8% de pauvreté monétaire) et à 14% pour les communes rurales (7% de pauvreté monétaire).
"Soutenir le réseau des villes moyennes", qui offrent les meilleures conditions de vie décente
Outre l’impact des services publics – transports, garde d’enfants… – et l’offre locale de services et d’aides – dont la tarification sociale – sur les budgets de référence, le CNLE insiste sur deux variables importantes : le fait d’être locataire ou non du parc social et le "coût d’un enfant (jusqu’à l’âge de 14 ans) supplémentaire" qualifié de "sensiblement plus élevé que les calculs conventionnels ne le prévoient".
Le Conseil, qui est placé auprès de la Première ministre, appelle les autorités et les travailleurs sociaux à se saisir des budgets de référence en complément des indicateurs existants, pour "bien identifier les postes de dépenses des familles", mieux accompagner ces dernières et appréhender les politiques d’inclusion sociale "de manière systémique".
Le CNLE cite ainsi des mesures d’ordre monétaire – "rattrapage des minima et prestations sociales", revalorisations concernant les emplois des "actifs modestes non pauvres" –, mais aussi "le déploiement territorial des investissements et services collectifs qui contribuent directement à permettre au plus grand nombre, y compris les ménages modestes non pauvres, de participer à la vie sociale". Un appel à "soutenir le réseau des villes moyennes (en synergie avec celui des grandes agglomérations)" est lancé, afin que ces villes "puissent consolider leur offre de services collectifs (transports, logement, gardes d’enfants, vie sociale …) et offrir plus d’opportunités d’emplois"