Observatoire des inégalités : la pauvreté n'a pas explosé pendant la crise sanitaire
Alors que les mesures de protection mises en place pendant la crise sanitaire ont permis d’éviter une explosion de la pauvreté en France, 4,8 millions de personnes étaient pauvres dans le pays en 2020, soit 7,6% de la population selon le seuil de 50% du revenu médian. Dans son nouveau rapport publié le 6 décembre 2022, l’Observatoire des inégalités met l’accent sur la grande pauvreté, qui concerne au moins 2 millions de personnes mais qui reste difficile à appréhender d’un point de vue statistique. Il analyse également la géographie de la pauvreté, très concentrée dans les grandes villes et en premier lieu celles d’outre-mer.
"20 ans de stagnation pour les pauvres." Selon l’Observatoire des inégalités, qui publiait le 6 décembre 2022 son troisième rapport sur la pauvreté, la relative "stabilité de la pauvreté en France" est à la fois une bonne nouvelle, parce que le système de protection sociale tient bon, et une mauvaise nouvelle, parce que "la tendance à la baisse s’est arrêtée net au milieu des années 1980" après "des décennies de recul de la pauvreté en France".
Comme pour les éditions de 2018 (voir notre article) et 2020 (voir notre article), ce rapport a vocation à compiler "l’essentiel des données sur la pauvreté" et à "mettre de l’ordre" et "une forme de raison dans un débat qui est encombré", a expliqué Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue en ligne le 6 décembre. Un débat encombré par des discours déconnectés des réalités sociales, qui se situent soit dans l’"exagération" et le "misérabilisme" menant selon lui au "fatalisme", soit au contraire dans la minimisation et l’absence de considération voire la stigmatisation des pauvres – "mais de quoi se plaignent-ils ?". Afin de garantir son indépendance, l’Observatoire des inégalités a financé ce nouveau rapport par les contributions de 750 personnes sollicitées dans le cadre d’une campagne de financement participatif, ainsi que par le soutien "d’organismes comme le bureau d’études Compas, la Fondation Abbé Pierre et Apivia Macif Mutuelle".
Grâce aux mesures de soutien, "la pauvreté n’a pas augmenté en 2020"
Pour commencer, "la crise sanitaire n’a pas fait exploser la pauvreté malgré les inquiétudes importantes qui se sont exprimées", souligne Anne Brunner, directrice d’étude de l’Observatoire des inégalités. "La France compte 4,8 millions de pauvres si l’on fixe le seuil de pauvreté à 50% du niveau de vie médian et 8,9 millions si l’on utilise le seuil de 60%, selon les données 2020 (dernière année disponible) de l’Insee", soit respectivement 7,6% et 13,9% de la population, selon le rapport. L’Observatoire invite toutefois à la prudence sur les données 2020 de l’Insee qui a publié des chiffres sans les "valider".
Dans une publication d’octobre 2022, l’Insee considère en effet que les conclusions de sa dernière enquête "Revenus fiscaux et sociaux", concluant à une baisse en 2020 du taux de pauvreté monétaire de 0,7 point par rapport à l’année précédente sont fragiles du fait de "conditions de collecte dégradées" par le contexte de la crise sanitaire. L’Institut déclare se fier davantage à une autre enquête aux résultats discordants, l’enquête Statistique sur les ressources et conditions de vie démontrant une "quasi-stabilité du taux de pauvreté, évalué selon cette source à 14,3% en 2020". "Malgré ces divergences, les enquêtes s’accordent sur le fait que la pauvreté n’a pas augmenté en 2020 en dépit de l’ampleur de la crise et que les mesures de soutien aux ménages ont fortement contribué à contenir la hausse de la pauvreté", conclut l’Insee.
C’est ce que retient l’Observatoire des inégalités, qui explique cette évolution par les mesures de solidarité mises en place pendant la crise sanitaire – activité partielle, aide de 520 euros sur l’année en moyenne accordée aux plus modestes –, ainsi que l’augmentation de l’allocation adulte handicapé (AAH) et du minimum vieillesse entre 2017 et 2020. Ainsi, "malgré un recul de 8% du produit intérieur brut (PIB) en 2020 par rapport à l’année précédente, la pauvreté est restée stable" et "le nombre d’allocataires du RSA [revenu de solidarité active] est inférieur, en juin 2022, à celui de juin 2019", est-il observé dans le rapport.
Après 2020, l’évolution de la pauvreté est encore difficile à appréhender. "Le chômage a repris sa marche à la baisse et c’est une très bonne nouvelle", souligne Louis Maurin, qui s’interroge sur le caractère durable de cette tendance. Selon lui, l’inflation n’aura pas d’impact significatif sur le taux de pauvreté tant que "le smic et les prestations sociales [suivront] la hausse des prix". En revanche, il se dit inquiet pour les salariés de petites entreprises n’ayant pas les moyens d’augmenter les salaires, les travailleurs pauvres – au nombre de 1,2 million – , les personnes dépendant fortement des carburants et celles dont le logement est mal isolé. Le directeur de l’Observatoire des inégalités place peu d’espoir dans la stratégie gouvernementale de lutte contre la pauvreté qui, selon lui, "n’a pas les clés du camion pour réduire la pauvreté" et qui contraste avec des mesures bien plus décisives de son point de vue, en particulier la réduction des allocations chômage.
Les "plus pauvres des pauvres" : au moins 2 millions de personnes ont des conditions de vie très dégradées
Dans ce dernier rapport, l’Observatoire des inégalités propose une analyse sur la grande pauvreté. Si le seuil de pauvreté est en 2020 à 940 euros (seuil à 50% du revenu médian) ou 1.128 euros (seuil à 60%), "2,1 millions de personnes – soit 3,2% de la population – vivent avec au mieux 752 euros par mois pour une personne seule, soit 40% du niveau de vie médian, selon les données 2020 de l’Insee", lit-on dans le rapport. L’Insee a par ailleurs estimé pour la première fois en 2021 un nombre de personnes "très pauvres" : 2 millions de personnes, dont 1,6 million vivant en-dessous du seuil à 50% et déclarant au moins "sept privations sévères sur une liste de treize". S’ajoutent à ces 1,6 million : des personnes qui n’ont pas de logement ou de logement ordinaire – 76.000 personnes vivant en habitat mobile, 77.000 personnes sans abri et hébergées dans des centres d’urgence, 86.000 logeant dans des cités universitaires, des foyers de travailleurs migrants ou de jeunes travailleurs, 79.000 dans des Ehpad ou des établissements de soins – et enfin 194.000 habitants de Mayotte, soit les trois quarts de la population du département d’outre-mer (DOM).
Estimant que ces dernières données sont lacunaires, l’Observatoire des inégalités cite d’autres données issues de l’Insee, de la Fondation Abbé Pierre et du ministère des Solidarités : 4 millions de personnes dépendant du RSA (526 euros par mois au maximum), 2,4 millions de personnes vivant en habitat dégradé dont 100.000 dans des habitats de fortune, 900.000 personnes vivant dans un "logement très surpeuplé", 1 million de personnes sans domicile personnel et entre 2 à 4 millions de personnes ayant recours à l’aide alimentaire (voir notre article).
Les personnes les plus exposées à la grande pauvreté sont les jeunes sans diplôme ou peu diplômés – plus généralement, "la moitié des personnes pauvres a moins de 30 ans", rappelle Anne Brunner –, les chômeurs et les inactifs, les personnes malades ou handicapées et les étrangers. Ces derniers constituent par exemple la moitié des adultes reçus par le Secours catholique. 62% de ces étrangers sont en situation irrégulière ou en attente d’une réponse à leur demande d’asile et la moitié de ces personnes accueillies ne disposent d’aucunes ressources.
La grande pauvreté est aussi "cinq à dix fois plus élevée" en outre-mer qu’en métropole. "Elle frappe plus de 10% de la population guadeloupéenne, martiniquaise et réunionnaise et près de 30% des Guyanais, contre 2% des habitants de l’Hexagone", selon le rapport. "Parmi ces territoires, la situation des habitants de Mayotte et de la Guyane est parfois dramatique", peut-on lire encore.
Les grandes villes concentrent deux tiers des personnes pauvres
Intitulé "Où vivent les pauvres ?", un chapitre du rapport rappelle que près des deux tiers des personnes vivant sous le seuil de pauvreté (ici, de 60% du niveau de vie médian) vivent dans les grandes villes – "dans les pôles urbains qui regroupent au moins 10.000 emplois" –, selon des données de l’Insee de 2018. "La pauvreté hors des villes ne doit pas être négligée pour autant", pointe l’Observatoire qui relève que la pauvreté "loin des villes" est parfois "plus durable" et qu’il existe notamment en milieu rural une "pauvreté structurelle de personne âgées".
Figurent dans ce chapitre des données régionales, départementales, communales et infra-communales. Ainsi, "le taux de pauvreté varie en France de 6% en Bretagne à 25% à La Réunion, au seuil de pauvreté de 50% du niveau de vie médian, selon les données 2019 de l’Insee." Avec le seuil de 60% et des données de 2017, le taux de pauvreté culmine à 77% à Mayotte et à 53% en Guyane – il est de 42% à La Réunion, à titre de comparaison avec la donnée précédemment citée. L’Observatoire cite les 20 communes de plus de 20.000 habitants où le taux de pauvreté est le plus élevé, selon des données Insee de 2019 avec un seuil de 60%. Cinq des six premières sont des villes de La Réunion, avec un taux de 45 ou 44%, la quatrième étant Grigny (Essonne). Viennent ensuite Roubaix (Nord), les trois villes de Seine-Saint-Denis que sont Clichy-sous-Bois, Aubervilliers et la Courneuve (entre 43 et 41%). Parmi les dix suivantes, on compte quatre autres villes de La Réunion, trois autres villes de Seine-Saint-Denis, Creil (Oise) et deux villes du Val d’Oise. "Un niveau de pauvreté élevé dans une commune n’est pas forcément synonyme de déclin", souligne toutefois l’Observatoire des inégalités.
Les 20 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) les plus pauvres sont également mis en évidence. Enfin, sur la base de données Insee de 2019 par quartier de grandes villes (les Iris, îlots regroupés pour l’information statistique), l’organisme associatif estime que la grande pauvreté est "masquée" dans les grandes villes. Ainsi, à Marseille, 244.000 habitants vivent dans un quartier où le taux de pauvreté est d’au moins 30% ; 102.000 Parisiens et 85.000 Strasbourgeois sont dans la même situation.