Ursula von der Leyen invite l'UE à façonner un "nouveau monde"
Dans son premier discours de l'état de l'Union européenne, Ursula von der Leyen a délaissé le rétroviseur, invitant l'Europe non pas tant à "se redresser" qu'à "se propulser vers l'avenir" et "façonner le monde de demain". Les politiques historiques de l'Union ont ainsi été passées sous silence au profit des "nouvelles priorités" : transitions écologique et numérique. La présidente de la Commission a en outre mis l'accent sur les valeurs de l'Union européenne, dans un discours parfois peu diplomatique.
"Ursula von der Leyen avait visiblement envie et besoin de parler aux européens", a conclu Baudouin Baudru, chef de la Représentation en France de la Commission européenne, à l'issue du premier "long – 1h40" discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission européenne.
Les politiques historiques à la trappe
Pour autant, Ursula von der Leyen ne pouvait brosser tous les sujets, sauf à verser dans un discours-fleuve à la Fidel Castro. In fine, elle a clairement fait le choix de la projection plutôt que du bilan – l'accord pourtant "historique" de juillet n'a ainsi pas donné lieu à de grandes envolées. On ne sera donc guère surpris que les politiques dites "historiques" de l'Union – politique agricole commune et politique de cohésion – aient été totalement ignorées, cédant la place aux deux nouvelles priorités de la Commission, les transitions écologique et numérique (v. infra), aux allures de nouvelles frontières. L'impasse sur d'autres sujets, pourtant eux aussi érigés au rang des "nouvelles priorités" de la Commission, aura davantage étonné. Ainsi de la jeunesse – le très emblématique programme Erasmus n'a même pas été cité, alors que "40% des jeunes en Italie sont encore au chômage", a relevé le député Manfred Weber (PPE) –, mais aussi de la défense, de l'espace ou encore de la démographie. Isabelle Coustet, chef du bureau du Parlement européen à Paris, pointe également que la présidente a évité d'évoquer les sujets de préoccupation du Parlement : budget à long terme, ressources propres (les députés adoptant toutefois le jour même l'avis législatif concernant ces dernières, ouvrant la voie au plan de relance)… quand Bernard Spitz, directeur Europe du Medef, regrette que la question "du comment" n'ait pas été abordée.
Réaffirmation des valeurs de l'Union
L'exercice se prête il est vrai davantage au souffle qu'à la méthode. Comme le relève Baudouin Baudru, Ursula von der Leyen a mis un "accent considérable sur les valeurs et les principes qui fondent l’Union européenne" – on sait son attachement à la "promotion" du mode de vie européen – en soulignant combien ils la distinguent du reste du monde. Sur un ton parfois guère diplomatique, Ursula von der Leyen a ainsi clairement affirmé que l'Europe n'est pas la Chine – qui ne croit pas "à la valeur universelle de la démocratie et aux droits de l'individu" –, pas plus que la Russie – accusée d'empoisonner ses opposants et d'ingérence électorale dans le monde – ou la Turquie et ses "tentatives d'intimidation". Même les "amis et alliés" n'ont pas échappé à la critique, comme les USA, "où trois enfants du Wisconsin voient leur père être la cible des balles de la police alors qu'ils sont assis dans leur voiture", ou la Grande-Bretagne du Brexit, invitée à ne pas violer les traités, Ursula von der Leyen se permettant même d'invoquer les mânes de Margaret Thatcher.
Les États membres se sont également vu rappeler sans détour que la "Commission attache la plus haute importance à l'état de droit". Elle veillera ainsi "à protéger les fonds disponibles […] contre toutes les formes de fraude, la corruption et les conflits d'intérêt", dans une allusion à la République tchèque ou la Hongrie et à lutter contre les "zones d’exclusion LGBTQI" instaurées en Pologne, "qui n'ont pas leur place dans l'Union". Un plan de lutte contre le racisme sera ainsi lancé, avec l’inclusion dans la liste des infractions prévues par la législation de l'UE de toutes les formes de crimes ou discours de haine, qu’ils soient fondés sur la race, la religion, le genre ou la sexualité. "La primauté du droit européen" a également été réaffirmée, dans un tacle à peine voilé à la Cour de Karlsruhe.
Au-delà de la neutralité climatique, un "nouveau monde"
Un discours dans lequel la présidente aura fait peu d’annonces concrètes. Exception notable, le fait que la Commission entend porter de 40% à 55% l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990, retenant ainsi la fourchette haute (la basse étant de 50%) défendue naguère par le Parlement européen. Les députés de la commission Environnement viennent toutefois, le 11 septembre dernier, de le revoir à la hausse (à 60%)...
Plaidant une nouvelle fois pour le développement de "vallées européennes de l’hydrogène" – à défaut de silicium (v. infra) – et la rénovation des bâtiments, elle a également annoncé la création d’un "Bauhaus européen", plate-forme de co-création au sein de laquelle architectes, artistes, étudiants, ingénieurs et designers travailleront ensemble afin de créer un nouveau style artistique incarnant culturellement le projet environnemental et économique de l'UE (après l'art d'État, l'art communautaire en somme). La présidente a en effet souligné que la mission du pacte vert allait "bien au-delà de la réduction des émissions", pour "rendre plus fort le monde dans lequel nous vivons", en traitant "différemment la nature". Ainsi devra être aussi l’ambition du plan de relance Next Generation EU, pour lequel elle a annoncé l'objectif de lever 30% de ses 750 milliards via des obligations vertes. Plus largement, elle a souligné que ce programme ne devait pas avoir pour seule fin de surmonter la crise, mais bien de "façonner le monde dans lequel nous voulons vivre". Plaidant sans surprise en faveur du marché commun et le bon fonctionnement de l’espace Schengen – l’Union devant "profiter" de l’opportunité créée par la crise pour "mener des réformes structurelles dans nos économies et parachever l'union des marchés des capitaux et l'union bancaire" –, Ursula von der Leyen a également confirmé que la Commission présentera une proposition législative pour aider les États membres à mettre en place un cadre pour les salaires minimum et réaffirmé la politique de soutien de l’Union (activation de la clause dérogatoire pour la première fois de l’histoire, assouplissement des règles en matière de fonds européens et d’aides d’État, etc.) "pour apporter la stabilité nécessaire à nos économies", élevée au rang de "deuxième promesse de l’économie sociale de marché" (un concept, d'origine allemande, qui rappelons-le ne prend pas les mêmes contours des deux côtés du Rhin...).
Santé et décennie du numérique
Crise du Covid aidant, Ursula von der Leyen a par ailleurs milité pour une Europe de la santé, appelant à un débat sur l’élargissement des compétences de l’Union en la matière, mais aussi au renforcement des agences européennes existantes et à la création d’une nouvelle, dédiée à la recherche et au développement en matière de biomédecine avancée.
Une crise qui, souligne-t-elle, a également mis en avant l'importance du numérique, qui doit marquer la prochaine décennie. En la matière, elle a rappelé ses trois priorités :
- les données : actant l'échec d'une UE "trop lente" qui "dépend désormais des autres" en matière de données personnelles, elle entend emporter la partie dans les données industrielles ; un "cloud" européen sera créé à cette fin ;
- l'intelligence artificielle : afin de garder "l'humain au centre", notamment via la maîtrise des données personnelles, la Commission proposera – non sans paradoxe – bientôt une "identité électronique européenne sécurisée" pour "payer ses impôts ou louer un vélo" ;
- les infrastructures, avec l'accès au haut-débit – notamment pour revitaliser les zones rurales, en évoquant le "déploiement de la 5G, de la 6G et de la fibre" (!) – et la prochaine génération de "superordinateurs", pour laquelle a été annoncé un investissement de 8 milliards d'euros.
"Nouveau pacte migratoire" et réforme du système multilatéral
Rappelant que la migration constituait "un défi européen" – "chaque année deux millions de personnes et 140.000 réfugiés viennent en Europe – et que "l'ensemble de l'Europe doit faire sa part", Ursula von der Leyen a par ailleurs annoncé la présentation lundi prochain d’un "nouveau pacte migratoire", qui opérera "une claire distinction entre ceux qui ont le droit de rester et ceux qui ne l’ont pas". Elle s’est également prononcée pour que les 27 adoptent le vote à la majorité qualifiée "au moins pour les questions des droits de l’Homme et la mise en œuvre de sanctions", les invitant à se doter d'un équivalent de la "loi Magnitsky" américaine, du nom de cet avocat militant anti-corruption décédé dans les geôles moscovites. La présidente de la Commission a également insisté sur l'urgence d’une revitalisation du système multilatéral, souhaitant qu'une "Europe pleine de vitalité dans un monde fragile" prenne notamment la tête du mouvement de réforme de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Organisation mondiale du commerce.
Le tout sans réussir évidement à faire l'unanimité. La députée Manon Aubry (GUE/NGL) a ainsi déploré de ne pas voir mentionnée "la crise de solidarité" qui affecterait l'Europe alors que "notre seul objectif devrait être l'environnement et les aspects sociaux" quand le député Nicolas Bay (ID) a lui regretté l'absence de mesures de protection du marché européen alors que les règles environnementales affaiblissent la compétitivité des entreprises : "Cela ne contribue pas à rendre notre avenir européen indépendant et prospère, mais rendra l'Europe encore plus fragile sur la scène mondiale." Rejoignant ici Bernard Spitz, pour qui "l'Europe ne doit pas faire preuve de naïveté" et qui, surtout, après le discours, attend désormais la méthode.