Transport de marchandises en ville : il faut accélérer le verdissement de la logistique
Avec déjà 20% du trafic dans les agglomérations, la place du transport de marchandises ne cesse de croître. Pour limiter ses impacts environnementaux et sociaux, un rapport du Sénat publié ce 25 mai propose 4 axes de recommandations visant à mieux intégrer la logistique dans l'espace urbain, à optimiser les règles de circulation et de stationnement en vue d'un meilleur partage de la voirie, à accompagner le développement d'une flotte plus propre et à rendre les livraisons du commerce en ligne plus responsables sur le plan écologique.
Dans la droite ligne d'un rapport sur la décarbonation du transport de marchandises présenté il y a tout juste un an, la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat vient de publier les conclusions des travaux d'une mission d'information sur la logistique urbaine durable confiée à Martine Filleul (Nord-groupe Socialiste, écologiste et républicain) et Christine Herzog (Moselle-Union centriste) dont le rapport a été adopté à l'unanimité le 24 mai.
D'emblée, les deux rapporteures se sont donné pour objectif de formuler des propositions visant à "passer d'une logistique vue exclusivement comme une contrainte à une logistique appréhendée comme une opportunité pour nos agglomérations". "D’ores et déjà, la logistique urbaine occupe une place centrale dans nos agglomérations, où elle représente environ 20% du trafic, a rappelé Christine Herzog lors de l'examen du rapport par la commission le 24 mai. Elle est indispensable à la continuité de la vie de nos zones urbaines, comme l’a bien montré la crise sanitaire, et peut prendre plusieurs visages : "l’expression logistique urbaine fait d’ailleurs autant référence à l’approvisionnement de nos commerces par les grossistes qu’aux artisans qui déplacent leur matériel dans un véhicule utilitaire léger, sans oublier l’acheminement de matériaux de construction sur les chantiers ou encore les colis envoyés aux particuliers."
"Externalités négatives"
Mais elle est aussi "source d’externalités négatives", a poursuivi la sénatrice. D’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), le transport de marchandises représenterait environ 20% des émissions de gaz à effet de serre en agglomération. À Paris, il génère 25% des émissions de CO2, 35% à 45% des oxydes d’azote et 45% des particules fines. "À cette empreinte environnementale importante, s’ajoutent souvent des problématiques de congestion, de bruit, voire parfois de sécurité", a souligné Christine Herzog. De plus, "sous l’effet de l’urbanisation, du développement du e-commerce, mais aussi de l’augmentation à venir du nombre de zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m), prévue par la loi 'Climat et résilience', la place de la logistique sera sans doute amenée à croître ces prochaines années", pronostique la sénatrice.
"Au fil de nos travaux, trois obstacles au développement d’une logistique durable dans nos agglomérations sont ressortis avec force, a exposé Martine Filleul : les élus locaux ont une connaissance insuffisante des flux de marchandises qui traversent leur territoire ; le dialogue entre les acteurs de la logistique urbaine, qu’ils soient publics ou privés, est souvent très insuffisant ; et les documents de planification locale n’intègrent pas suffisamment les besoins liés à la logistique urbaine".
Renforcer la connaissance des flux de marchandises
Pour la sénatrice du Nord, la connaissance des flux de marchandises constitue donc "un préalable indispensable à l’élaboration de politiques de logistique urbaine efficaces", que ce soit pour permettre aux métropoles de calibrer leurs investissements en matière d’infrastructures logistiques ou même pour évaluer l’impact du transport de marchandises sur l’environnement et la circulation. Les deux rapporteures plaident donc pour que les agglomérations de plus de 150.000 habitants réalisent une enquête "transport de marchandises en ville" (ETMV) d’ici à 2024. S'il existe bien, depuis les années 1990, une méthodologie pour effectuer ces études, seules quatre agglomérations – Paris, Bordeaux, Dijon et Marseille – s’en sont emparées jusqu'à présent, et l’enquête la plus récente, qui concerne l’Île-de-France, date du début des années 2010, a relevé Martine Filleul. Selon elle, cette carence découle en grande partie du coût de ces enquêtes pour les collectivités, qui peut atteindre 1 million d’euros. Aussi les sénatrices préconisent-elles d’instituer un système de co-financement avec l’État pour inciter les grandes agglomérations à réaliser ces ETMV.
Meilleur dialogue entre acteurs locaux
Elles appellent aussi à renforcer le dialogue entre les acteurs publics et privés de la logistique urbaine à l’échelon local. "Nos territoires ne se sont approprié le sujet de la logistique urbaine durable que depuis peu, a expliqué Martine Filleul. Or, mettre en place une logique de travail partenarial sur cette question nécessite du temps et, surtout, de la volonté. Nous avons été surprises de constater qu’au sein même de la sphère publique le dialogue et la coordination n’étaient pas toujours au rendez-vous..." En cause, notamment : "les enchevêtrements de compétences entre les communes et les autorités organisatrices de la mobilité (AOM), qui conduisent à séparer l’organisation des mobilités, qui revient à l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI), de la gestion de la voirie, qui relève plutôt des pouvoirs de police du maire", ont constaté les rapporteures qui proposent plusieurs pistes pour favoriser le dialogue entre les acteurs de la logistique à l’échelon local. Elles préconisent, par exemple, d’élargir au transport de marchandises le comité des partenaires institué par la loi d’orientation des mobilités (LOM) dans les AOM, qui concerne surtout jusqu'à présent les mobilités de voyageurs.
Autre proposition : le renouvellement du programme Interlud (Innovations territoriales et logistique urbaine durable), qui arrive à expiration fin 2022. Piloté par l’Ademe et le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), ce programme, permet d’accompagner des EPCI dans l’élaboration de chartes concertées de logistique urbaine durable, rappelle la mission. Près de 50 agglomérations en ont bénéficié à ce jour. L’idée est de l'élargir à un plus large nombre de territoires.
Mieux intégrer la logistique dans les documents de planification locaux
En matière de politiques locales de planification, même si des progrès ont été réalisés depuis la loi de 1996 sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie (loi "Laure"), les deux rapporteures estiment que l’appropriation des enjeux de logistique urbaine peut encore être améliorée. "La logistique urbaine peut déjà être appréhendée à différentes échelles au niveau local, a développé Martine Filleul. À l’échelle de la région, c’est le schéma régional d’aménagement de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) qui fixe, par exemple, des objectifs de moyen et long termes pour le développement du transport de marchandises et celui des constructions logistiques. Le Sraddet doit prendre en compte la stratégie nationale bas carbone adoptée en 2020, qui fixe des objectifs en termes de performance énergétique des véhicules et de maîtrise de la croissance de la demande de transport de marchandises. À l’échelle intercommunale, le schéma de cohérence territoriale (SCoT) détermine les conditions d’implantation des constructions logistiques commerciales, pour lesquelles il doit d’ailleurs identifier des secteurs d’implantation en fonction des besoins du territoire. À l’échelle communale, enfin, le plan local d’urbanisme (PLU) est également susceptible de traiter la question de la logistique urbaine. Il peut, par exemple, imposer la réalisation d’aires de livraison. Enfin, à l’échelle de l’AOM, le plan de mobilité doit notamment déterminer l’organisation du transport de marchandises." "Pourtant, de l’avis de nombreux acteurs entendus durant nos travaux, la place de la logistique urbaine dans ces différents documents doit encore être confortée", a constaté la sénatrice.
Deux "angles morts" ont ainsi été identifiés. Pour les rapporteures, il serait souhaitable que le plan de mobilité comporte un diagnostic des flux de marchandises traversant l’AOM et, que sur cette base, on puisse cartographier les zones logistiques ainsi que les emplacements potentiels pour les modes d’avitaillement, afin de favoriser le développement des livraisons utilisant des modes peu carbonés. Elles proposent donc d’approfondir le plan de mobilité en ce sens dans les agglomérations de plus de 150.000 habitants. Alors que la logistique est aussi considérée comme un volet essentiel de la compétitivité et de l’attractivité économique des territoires, les sénatrices proposent aussi de compléter le schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) élaboré par la région.
Pour pallier la difficulté à traduire localement les actions inscrites dans ces documents de planification en matière de logistique urbaine, faute d'incarnation politique suffisante, les rapporteures suggèrent également de désigner, dans les agglomérations de plus de 150.000 habitants, un élu responsable de la logistique.
Règles de circulation et de stationnement des véhicules de livraison à "optimiser"
Le deuxième axe du rapport vise à optimiser les règles régissant la circulation et le stationnement des véhicules de livraison afin d’assurer une meilleure gestion de la voirie en ville. Citant plusieurs expérimentations menées par certaines agglomérations pour réduire la congestion liée au transport de marchandises - livraisons en horaires décalés, entre 21 heures et 7 heures du matin, à Paris, dans le treizième arrondissement, en 2021, qui aurait permis de réduire la congestion de 18%, expérience similaire menée en 2016 par la ville de Bordeaux, qui aurait permis une baisse de 4% des émissions de CO2 -, les sénatrices souhaitent que ce type d’initiative soit encouragé, à condition d’appliquer un cahier des charges garantissant le respect de la tranquillité des riverains – notamment grâce à l’utilisation d’équipements silencieux – et des conditions de travail des chauffeurs-livreurs. Face au casse-tête que constitue la réglementation sur la circulation, qui varie fortement d’une métropole à l’autre, elles proposent aussi la constitution d'une base de données nationale, recensant les règles applicables dans les agglomérations, afin de les mettre à disposition des transporteurs.
Enfin, elles préconisent l’accélération du déploiement de la lecture automatisée des plaques d’immatriculation (LAPI), une technologie prévue par la LOM, pour mieux détecter les véhicules non autorisés dans les ZFE-m. "Le Gouvernement annonce les premiers tests pour la LAPI pour 2023, mais de nombreux acteurs sont sceptiques quant à la possibilité de tenir ce calendrier...", rapporte Martine Filleul.
Sur le volet stationnement des véhicules de livraison, les sénatrices ont formulé trois propositions : développer l’offre de places pour ces véhicules en ville, avec un gabarit permettant de garantir leur accessibilité ; favoriser le déploiement d’applications de gestion intelligente des aires de livraison, à l’instar de l’application Parkunload, actuellement expérimentée dans le IVe arrondissement de Paris, qui permet aux chauffeurs-livreurs de réserver une aire de livraison et, ainsi, de limiter le temps de circulation ; renforcer le contrôle du stationnement des particuliers sur des aires de livraison en ouvrant la possibilité aux agglomérations d’appliquer une pénalité financière administrative en cas de stationnement illicite, sur le modèle du forfait post-stationnement applicable au stationnement payant depuis la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam). "Une telle évolution permettrait de prévenir plus efficacement le stationnement sur ces aires, car le forfait – dont le montant sera fixé par chaque agglomération pourra être rendu plus dissuasif que les amendes de deuxième classe aujourd’hui appliquées, dont le montant n’est que de 35 euros, estime Martine Filleul. Nous proposons, en outre, que le produit de cette pénalité soit affecté au financement des politiques de logistique urbaine."
Aller vers davantage de véhicules propres
Le troisième axe du rapport vise à accompagner le développement d’une flotte de véhicules plus propres et à soutenir le report modal vers des modes décarbonés. "À l’heure actuelle, le transport de marchandises en ville s’effectue en grande majorité au moyen soit de poids lourds, dont le poids total autorisé en charge (PTAC) est supérieur à 3,5 tonnes, soit, pour une proportion croissante, par des véhicules utilitaires légers (VUL), a expliqué Christine Herzog. Or, qu’il s’agisse des poids lourds ou des VUL, une très grande majorité des flottes fonctionnent au diesel." Deux catégories doivent cependant être distinguées au sein de ces flux, a précisé la sénatrice : le transport pour compte d’autrui, qui se caractérise par un renouvellement relativement rapide des véhicules, et le transport pour compte propre, où le renouvellement est plus lent, et où la durée de vie des véhicules peut fréquemment dépasser dix ans.
"Au total, et compte tenu de l’impact environnemental de ces flottes, le mouvement de verdissement des flottes utilisées pour la logistique urbaine doit être amplifié pour atteindre nos objectifs de décarbonation du secteur des transports routiers, adoptés dans la LOM", a soutenu la rapporteure, en rappelant que la LOM fixe un objectif de décarbonation complète du secteur d’ici à 2050, et des objectifs intermédiaires, tels que la fin de vente de véhicules lourds utilisant majoritairement des énergies fossiles à l’horizon de 2040.
Mais la décarbonation des flottes se heurte encore à certains obstacles. "D’abord, les technologies les plus sobres en émissions, et plus particulièrement les motorisations électriques et à hydrogène, ne sont pas toutes matures pour toutes les silhouettes de véhicules, notamment les plus lourds, a relaté Christine Herzog. Sur ce premier point, nous préconisons de définir au plus vite une feuille de route relative à la transition énergétique du secteur, qui fixerait des objectifs intermédiaires de renouvellement des flottes et d’installation de bornes d’avitaillement en énergies alternatives."
Ensuite, pour les véhicules à motorisations alternatives disponibles, les sénatrices ont constaté plusieurs difficultés pratiques, pouvant constituer des freins au verdissement du parc : temps de recharge, autonomie limitée ou encore poids des batteries, pour ce qui concerne les véhicules électriques, mais aussi coût à l’acquisition, bien plus élevé que celui d’un véhicule thermique, pour ce qui est de l’électrique ou de l’hydrogène. Enfin, les délais de commande de véhicules à motorisations alternatives sont particulièrement longs et peuvent atteindre vingt-quatre mois.
Même si plusieurs dispositifs d’aides ont été mis en place pour soutenir l’achat de véhicules de transport de marchandises peu polluants, ils restent selon les rapporteures très en deçà des besoins, le parc français comptant 600.000 camions. Les sénatrices plaident dont pour que le soutien à l’acquisition de véhicules propres soit amplifié, par le déploiement d’aides dont le phasage repose sur les perspectives de disponibilité de l’offre. En parallèle, elles jugent nécessaire de favoriser le déploiement de bornes de recharge électriques, notamment privatives, "puisqu’en l’état actuel 90% à 95% des véhicules de transport de marchandises sont chargés la nuit, au dépôt", a rappelé Christine Herzog.
Développer le transport fluvial et la cyclologistique
Parallèlement, elles jugent indispensable de favoriser le développement des modes peu polluants, plus particulièrement le transport fluvial et la cyclologistique, qui répondent à des segments de marché bien distincts.
"Si la part modale du transport fluvial peine à dépasser 2% ou 3%, ce mode présente de nombreux atouts : en plus d’être fiable, sa capacité d’emport est importante et il est en mesure, le plus souvent, de desservir le cœur des villes, a rappelé Martine Filleul. Pour autant, il se caractérise par des ruptures de charges coûteuses qui altèrent sa compétitivité." Les sénatrices proposent donc plusieurs mesures pour lever les obstacles à son développement, notamment en rendant obligatoire l’élaboration d’un schéma de desserte fluviale par les agglomérations de plus de 150.000 habitants, mais également en donnant à Voies navigables de France (VNF) les moyens d’acquérir du foncier et d’aménager des terrains en bord à voie d’eau.
La cyclologistique peut quant à elle être "un levier prometteur en matière de décarbonation du transport de marchandises en agglomération, pour certaines marchandises uniquement, compte tenu de la capacité d’emport limitée d’un vélo cargo", a expliqué Christine Herzog. Pour soutenir le déploiement de ce mode, la mission propose de faciliter l’achat de vélos cargos affectés au transport de marchandises en clarifiant la doctrine fiscale relative à la déductibilité de la TVA.
Commerce en ligne: mieux informer les consommateurs sur l'impact des livraisons
Enfin, le quatrième et dernier axe du rapport a pour objet de rendre les livraisons de marchandises aux particuliers "plus écologiquement responsables". Ces dernières constituent une part croissante du transport de marchandises en ville, du fait de l’essor du commerce en ligne, que la crise sanitaire a d’ailleurs amplifié, souligne le rapport. Si le e-commerce permet d’éviter certaines émissions liées aux kilomètres parcourus en voiture individuelle pour effectuer des achats en magasin, il a un impact non négligeable sur le trafic de marchandises en ville et, en conséquence, sur la qualité de l’air. Dans le prolongement des travaux des sénateurs Nicole Bonnefoy et de Rémy Pointereau sur le transport de marchandises face aux impératifs environnementaux, plusieurs propositions du rapport de Martine Filleul et Christine Herzog visent à mieux informer les consommateurs de l’impact environnemental de leurs livraisons. "En cohérence avec les travaux de nos collègues, il nous semble nécessaire de rétablir un principe de vérité des prix sur les livraisons aux particuliers, en interdisant la mention 'livraison gratuite', qui dévalorise l’acte de livraison ainsi que les coûts et externalités qui y sont associés", a souligné Christine Herzog. Les deux sénatrices s'associent aussi à la proposition formulée par leurs collègues l’année dernière visant à informer le consommateur sur l’impact environnemental de sa livraison, afin de l’inciter à moduler son choix. "Nous avons conscience que cet impact peut s’avérer difficile à estimer en amont puisque le vendeur ne dispose pas forcément, au moment où l’achat est effectué, d’informations pourtant déterminantes pour établir le bilan carbone final de la livraison, comme le type de véhicule qui sera utilisé, convient Christine Herzog. Cette information pourrait donc être fournie a posteriori. Elle pourrait également être délivrée en cas de retour de colis."
Enfin, les deux sénatrices se disent favorables au développement de solutions innovantes visant à mutualiser et à optimiser les flux, ainsi qu’à réduire les échecs de livraison - développement de points relais ou de boîtes de logistique urbaine, par exemple. Et pour mettre en valeur ces initiatives et encourager la massification des livraisons, elles jugent "pertinent" de créer un label "logistique durable".