Services publics : le Conseil d'État formule 12 propositions pour garantir le "dernier kilomètre"
Constatant un fossé de plus en plus grand entre l'administration et les usagers, le Conseil d'État formule 12 propositions dans son étude annuelle présentée le 6 septembre pour garantir le "dernier kilomètre". Il remet notamment en cause la logique du "tout numérique" qui a prévalu ces dernières années. Intervenant devant l'institution, la Première ministre a appelé à la "confiance envers le terrain" et à "laisser plus de marges de manoeuvre aux acteurs locaux".
Le "dernier kilomètre" des politiques publiques – terme emprunté à la logistique urbaine –, c'est le thème choisi par Conseil d'État dans son étude annuelle 2023 présentée à la Première ministre, le 6 septembre, à l'occasion de sa rentrée. "Un fossé s'est creusé entre l'administration et les usagers", met en garde l'institution dans cette étude plus précisément intitulée "L’usager, du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique". "De ce fossé est née une crise de confiance dans l’action publique, en dépit de l’engagement fort des acteurs publics sur le terrain, qui s’essoufflent."
Le Conseil d'État formule 12 propositions pour y remédier. Il pointe tour à tour la "numérisation" à marche forcée des services publics – même s'il elle comporte des "bénéfices indéniables" -, le choix de concentrer l'État dans un rôle de stratège (qui ne l'a pas empêché de se montrer impotent face au problème de démographie médicale), la complexité administrative et l'inflation normative, l'organisation "en silo", la multiplication des appels à projets, les logiques de performances avec leur lot d'effets pervers… Résultat : "une crise de confiance préoccupante". Le taux de confiance envers le gouvernement est de 28% chez les Français contre 41% en moyenne dans tous les pays de l’OCDE et 60% en Finlande et en Norvège. Le Conseil d'État relève toutefois une prise de conscience : "La notion même de dernier kilomètre est devenue ces dernières années un enjeu propre de transformation de l’action publique, notamment depuis la crise des 'gilets jaunes' en 2018 et le grand débat national qui a suivi début 2019 (création de postes au niveau des administrations territoriales de l’État, approfondissement de certaines démarches autour des 'dix moments de la vie'), observe-t-il. Mais "il y a urgence à agir rapidement pour mettre effectivement les usagers au cœur de l’action publique". Et ce en agissant sur trois leviers : proximité, pragmatisme et confiance.
Sortir du tout numérique
La plus haute juridiction administrative appelle tout d'abord à "sortir du tout numérique" en maintenant d’autres voies d’accès possibles aux services publics et en ciblant les personnes les plus vulnérables et éloignées du numérique, les petites entreprises et les territoires les plus fragiles. Ce qui implique en particulier de "repérer le plus tôt possible" les personnes concernées et de les conduire vers l'autonomie, ce que font les conseillers numériques de France services cités en exemple. Cet accompagnement rapproché vaut aussi pour les territoires fragiles qui mériteraient d'être mieux orientés "vers une offre d’ingénierie adaptée".
Le rapport plaide aussi pour une simplification du jargon administratif, notamment en matière fiscale, et aussi pour un renforcement de "l'aller vers", expression aujourd'hui à la mode qui revient à faire de la "livraison de l’action publique à domicile". Notamment au profit des personnes isolées ou démunies "qui ne poussent pas ou plus la porte des services publics". Et de citer l'expérience des "maraudes" alimentaires ou médicales, du porte-à-porte de La Poste qui cherche à se réinventer avec des services de livraison de colis, de repas à domicile, ou de certaines associations comme "Voisins malins"…
Le Conseil d'État invite en second lieu à faire preuve de "pragmatisme". Pour répondre aux "bons problèmes", il faut ainsi se mettre à l'écoute des usagers – notamment les "invisibles" – et agents de terrain. "C’est admettre par exemple la possibilité de développer les arrêts à la demande sur les lignes ferroviaires, une pratique fréquente dans les vallées alpines suisses ou autrichiennes mais qui se développe timidement en France", illustre-t-il. C'est aussi associer les usagers à la construction de l'action publique, mais aussi les acteurs en charge de leur exécution. Y compris les collectivités, trop souvent cantonnées à la phase de concertation. "Il y a matière à capitaliser sur les simplifications mises en place durant la crise sanitaire", souligne le Conseil d'État. Il rappelle en outre l’appel adressé par le président de la République aux élus de la Creuse en 2017, après la fermeture de l’équipementier GM&S, les invitant à servir de "laboratoire d'expérimentation". Doté de 80 millions d’euros pour financer la réalisation des 96 engagements imaginés par les acteurs de terrain (expérimentation de culture de cannabis thérapeutique, renforcement de l’activité opérationnelle du camp militaire de La Courtine…), ce plan a vu le jour en 2019. "Quatre ans plus tard, l’immense majorité des engagements a pu être concrétisée."
"Laisser plus de marges de manoeuvre aux acteurs locaux"
Enfin, l'étude s'attache à restaurer la confiance par la formation des agents, la valorisation des métiers d'accueil, leur protection face à une recrudescence des violences... Il préconise de bâtir un réseau autour des élus, préfets (et sous-préfets) et associations. "Les élus des territoires, et parmi eux les maires en particulier, sont aujourd’hui plus que jamais des acteurs clefs pour assurer la mise en œuvre du dernier kilomètre", souligne-t-elle.
"Si nous cherchons à imposer des solutions uniques, venues d’en haut, sans tenir compte des particularités et des enjeux locaux, nous risquons toujours de ne pas être au rendez-vous", a abondé la Première ministre, Élisabeth Borne, dans l'enceinte du Palais Royal, mercredi, appelant à la "confiance envers le terrain" et à "laisser plus de marges de manoeuvre aux acteurs locaux" pour "expérimenter", "se différencier". Mais la crise de confiance touche aussi bien les élus que l’administration, les forces de l’ordre, les enseignants et les soignants... Or "beaucoup [de Français] ont le sentiment que rien ne bouge, et, pour eux, les grands chiffres et les grands mots, ne font que creuser le lit de la défiance et des désillusions", a-t-elle concédé, indiquant avoir une "obsession" : "les résultats".