Scène Ensemble : "Il faut tirer la sonnette d'alarme pour le financement de la culture"

L'heure est aux fusions dans les institutions culturelles. Après celle de Culture Co et de Culture et Départements, en février 2024, le Syndicat national des scènes publiques (SNSP) et Profedim ont uni leurs forces depuis le 1er janvier au sein de Scène Ensemble. Pour Localtis, Véronique Lécullée et Céline Portes, coprésidentes de la nouvelle structure, reviennent sur les raisons de cette évolution.

Localtis - Pouvez-vous nous rappeler qui étaient le SNSP et Profedim avant leur réunion au sein de Scène Ensemble ?

Véronique Lécullée - Le SNSP était un syndicat d'employeurs très représentatif des théâtres de ville, bien que nous ayons parmi nos adhérents des festivals et quelques structures labellisées. Le service public de la culture et le lien avec les collectivités est au cœur de notre ADN. Les spécificités de certains de nos adhérents, par exemple ceux qui sont en régie, créant des nécessités de dialogue.

Céline Portes - Profedim représentait le réseau musical indépendant, a contrario du réseau permanent que sont les orchestres et les maisons d'opéra. Nous regroupions une typologie très diverses d'acteurs musicaux, des ensembles et compagnies lyriques jusqu'à quelques labels, comme les centres de création musicale, les centres culturels de rencontre...

Que recherchez-vous à travers votre union ?

Céline Portes - En restant pragmatique, il y a la réforme de la représentativité de la branche. Très rapidement, on a vu que l'addition de nos forces allait pouvoir avoir un effet levier dans un contexte particulièrement hostile, avec la remise en cause de la compétence partagée autour de la culture. On pourra de moins en moins agir de manière morcelée. Il va falloir qu'on se réunisse et on a souhaité cette réunion comme une réelle démultiplication de notre impact sur la question culturelle qui a été éminemment politique fin 2024.

Véronique Lécullée - Nous regroupions chacun environ 280 structures. Nous allons en représenter pour l'instant 600, et cela va grossir car nous allons forcément attirer des gens à un moment où ils sentent qu'ils doivent être représentés. Nous allons peser beaucoup plus lourd. Nous avons aussi des expertises très complémentaires. Profedim avec l'aspect musical, qui est un pan énorme des politiques publiques, et nous sur l'interdisciplinarité. Notre mouvement portera donc bien sur la défense du service public de la culture.

Vous formiez déjà une "Usep-SV" (union syndicale des employeurs publics du spectacle vivant) avec notamment le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) qui représente près de 500 entreprises du spectacle et des arts. Pourquoi ne pas l'avoir embarqué dans votre fusion ?

Véronique Lécullée - L'enjeu est plutôt de rester ensemble au sein de l'Usep-SV pour réorganiser les alliances et la bataille politique commune. On a évoqué des pistes de confédérations et ce serait intéressant qu'il y ait un jour un grand syndicat des scènes publiques, mais on n'en est pas là. On va déjà essayer de stabiliser notre modèle. On va faire bouger les lignes et on verra bien vers quoi on évoluera. Pour l'instant, l'enjeu est le service public de la culture, comment rénover son mode de financement et son mode de gouvernance.

Sur le terrain, constatez-vous des fractures territoriales, notamment en termes de subventions de la part du ministère de la Culture ?

Véronique Lécullée - Il y a effectivement des fractures territoriales. Je travaille en milieu rural en Île-de-France, et on descend à un 1,50 euro par habitant de subvention du ministère, contre 139 euros en moyenne régionale et 15 euros en dehors de l'Île-de-France. Comme l'État développe beaucoup la politique du "un euro pour un euro", quand les collectivités ne s'engagent pas beaucoup, l'État intervient moins. Rachida Dati a d'ailleurs dit qu'elle allait se pencher sur la question de la fracture territoriale qui obéit aussi à un fait mécanique. La Seine-Saint-Denis, par exemple, reçoit beaucoup d'argent de l'État car le département investit beaucoup dans la culture. Dans le Val-d'Oise, ce n'est pas tout à fait la même chose puisque le département est moins engagé. C'est pour cela que la question des financements croisés et du pacte de confiance est extrêmement importante. 

Céline Portes - Je travaille en Normandie, une région assez stable dans ses engagements culturels. Mais il y a en effet une concentration des grands établissements et opérateurs publics à Paris et en Île-de-France et donc un engagement massif du ministère. Fin 2024, on a aussi pris conscience plus fortement que les collectivités étaient les premiers financeurs de la culture. Les derniers mois nous ont montré assez violemment que tout ce tissage autour de la compétence partagée pouvait se défaire rapidement, alors que les collectivités dépensent quatre fois plus que l'État pour la culture. Nous avons un maillage territorial intéressant, avec des adhérents dont le modèle économique reflète très souvent la réalité des investissements massifs des collectivités. Nous voulons être porte-parole de cette réalité et offensifs sur la question du financement croisé. 

L'annonce de la réduction du budget de la culture pour 2025 dans les Pays de la Loire à hauteur d'environ 70% a suscité de vives réactions. Faut-il tirer la sonnette d'alarme à propos du financement de la culture par les collectivités ?

Véronique Lécullée - C'est sûr qu'il faut tirer la sonnette d'alarme. Nous sommes dans un moment politique très particulier. Le précédent gouvernement avait annoncé 5 milliards d'économies dans le budget des collectivités, et elles avaient été extrêmement rapides à dire qu'elles allaient baisser le budget de la culture. Maintenant, on parle de 2,5 milliards, nous allons donc interpeler les responsables de collectivités sur leurs intentions alors qu'il y a deux fois moins d'économies à faire. Les baisses pour la culture se justifient moins. On peut voter des budgets rectificatifs et remettre de l'argent. Si on oublie le cas dramatique des Pays de la Loire et ses 70% de baisse de budget pour la culture, on est entre 3% et 10% de baisse en moyenne dans les régions. L'effort a toutefois porté plus sur des renoncements à l'investissement que sur le fonctionnement. Du côté des départements, qui sont encore plus en difficulté financière, à part un département comme les Yvelines où les coupes sont très importantes, on est sur des baisses de 5% à 20%. Dans les communes, on observe beaucoup plus de différences. Certains de nos adhérents ont perdu, d'autres sont à budget constant, d'autres encore ont eu de petites augmentations.

Céline Portes - L'annonce de la région Pays de la Loire a été dramatique. Il y a eu un effet domino, de nombreuses collectivités se sont désengagées, notamment des communes et des communautés de communes. Nous avons beaucoup d'adhérents en dehors des métropoles, qui peuvent parfois amortir le choc quand une région ou un département se désengage. Mais le facteur économique est particulièrement aggravant en milieu rural  quand vous n'avez pas un bassin métropolitain derrière vous. On peut rapidement se retrouver avec des dépôts de bilan si une commune ou une communauté de communes se retire. Une brèche s'est ouverte, une désinhibition politique consistant à dire que finalement la culture n'est pas si essentielle que ça. Quand on voit des deltas aussi forts entre les baisses de 1% en Bretagne et de 70% en Pays de la Loire, c'est que le facteur politique s'immisce là dedans.

Allez-vous vous appuyez sur les élections municipales de 2026 pour faire avancer vos dossiers ?

Véronique Lécullée - On va remettre en chantier la compétence obligatoire en matière culturelle, puisque le pacte de confiance sur les financements croisés a pris du plomb dans l'aile. Les échéances électorales sont le moment de se poser la question : quelle compétence obligatoire pour le service public de la culture et qui la porte ? Nous allons avoir une stratégie fine et offensive qui consistera à entrer en dialogue avec les élus que nous avons repérés comme intéressés par la question culturelle et rompus aux politiques publiques, ainsi qu'avec des fonctionnaires de haut niveau. Nous voulons évoquer la question de la sanctuarisation de budgets croisés pour la culture. La création récente de la compétence obligatoire "petite enfance" est encourageante : on peut encore créer des compétences obligatoires. Nous allons faire en sorte que la culture rentre dans les enjeux de campagne électorale.

Céline Portes - Dix ans après la loi Notr, on aurait dû réaffirmer la compétence partagée et on voit qu'elle est en train de se débobiner. C'est une question qu'il va aussi falloir reposer aux parlementaires. En 2015, beaucoup de collectivités étaient montées au créneau pour défendre la compétence partagée. La culture avait alors un poids fort dans les politiques publiques. Aujourd'hui, on voit le schéma inverse. Il faut remonter la pente pour aborder cette question. 

Véronique Lécullée - C'est un grand chantier mais il faut le mener. La bataille n'est pas technique mais politique. Il faut dialoguer avec toutes les feuilles du millefeuille.

Lors du dernier Congrès des maires, Florence Portelli, coprésidente de la commission de la culture de l'AMF, affirmait à propos du rapport entre élus et créateurs : "On ne peut pas dire aux gens, vous nous faites un chèque et vous la bouclez !" Quelle est votre vision du rôle des élus dans la programmation culturelle ?

Véronique Lécullée - Cette intervention des élus a toujours un peu existé, il y a toujours eu des tentatives et des tentations. Florence Portelli, que je connais bien, s'interroge sur le degré d'autonomie d'un programmateur. On devrait normalement être embauché dans le cadre d'un projet culturel municipal auquel on adhère. Mais généralement, ce projet n'existe pas, c'est là où le bât blesse. Ce qu'on demande, c'est qu'une fois que le projet de la personne chargée de la programmation est validé, elle puisse le développer avec ses compétences professionnelles. Beaucoup de nos collègues travaillent en pédagogie avec leur élu. Souvent les élus critiquent en arrivant, mais à force d'échanges, ils sont à la fin plus porteurs de notre travail que nous-mêmes. Il y a forcément un dialogue à avoir. Le débat existe car il peut y avoir des ingérences qui peuvent être très brutales, mais heureusement, beaucoup d'élus laissent les programmateurs faire leur travail, même si parfois, ça les défrise un peu. 

Céline Portes - L'immense majorité de nos adhérents travaillent main dans la main avec les élus. La question est celle de la censure et de l'autocensure qui se pose parfois chez certains programmateurs qui anticipent des réactions ou une forme d'hystérisation du débat, qui arrive très vite dans nos sociétés de l'immédiateté. Comme pour la compétence partagée, il faut se faire confiance. On a demandé à la culture de s'emparer de questions sociales et sociétales. Il faut donc laisser une liberté dans la prise de risque pour aborder ces questions.

Au-delà de la question de la programmation, pensez-vous que le dialogue entre les acteurs culturels et les décideurs publics s'est affaibli ?

Véronique Lécullée - Le dialogue n'est pas affaibli. On s'adresse beaucoup aux associations d'élus mais aussi à des élus influents. Nous avons signé une charte avec la FNCC [Fédération nationale des collectivités pour la culture] qui définit les périmètres de chacun. Mais le contexte est tout le temps en mouvement, les enjeux évoluent très rapidement. Il faut reprendre langue avec toutes les grandes fédérations d'élus : maires ruraux, départements, régions, etc. Les annonces de baisses budgétaires changent la donne. Il nous faut rappeler à quel point nous sommes sur les territoires, proches des habitants. Notre impact civique et social est énorme, mais il se fait à bas bruit, ça a moins d'allure que la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques.

Céline Portes - Notre lien avec les décideurs publics est très fort. Et ce qu'on subit eux et nous, c’est une régression très forte du domaine public face à un marché du divertissement de plus en plus agressif. Ce sont des chocs brutaux. C'est aussi pour ça que nous sommes contre la logique du Pass culture, une grande autoroute offerte aux acteurs du divertissement – avec les 16 millions d'euros partis dans les "escape games". On ne vit pas un affaiblissement de notre lien avec les décideurs publics, mais nous vivons, des deux côtés, des attaques extrêmement fortes. Les collectivités ont un rôle à jouer car le bulldozer de l'internationalisation de la culture est en marche et va laisser sur le bord de la route beaucoup de gens auxquels nous nous adressons, notamment dans la ruralité. Il faut se saisir de cet enjeu avec les décideurs publics, on est du même côté.