Réserve d'ajustement au Brexit : la France taxée d'égoïsme
Les débats sur la réserve d'ajustement au Brexit font rage. Au Conseil, mais aussi au Parlement, où la commission Regi a examiné le 16 mars dernier le projet de rapport de Pascal Arimont sur la proposition de règlement l'instituant. Et même au Comité des régions, qui vient le 19 mars d'adopter son avis sur cette même proposition, sans toujours suivre les options de son rapporteur, Loïg Chesnais-Girard. Principale pierre d'achoppement, la clé de répartition de l'enveloppe arrêtée par la Commission, que la France – accusée d'égoïsme – entend voir modifiée.
Double peine pour la France ? Alors qu'elle est désormais le 2e contributeur net au budget européen et sans doute la principale victime financière des dernières négociations communautaires (v. notre article), la voici taxée d'égoïsme dans le cadre des – fort âpres – négociations sur la réserve d'ajustement au Brexit ("BAR" pour les intimes), dont elle conteste les modalités (v. notre article). Quitte à passer pour des "radins", au moins les "frugaux" – l'autre surnom des Pays-Bas, Autriche, Suède, Danemark et Allemagne – en ont-ils eu "pour leur argent" lors des dernières négociations, en voyant leurs rabais non seulement maintenus, mais substantiellement renforcés !
"Les collègues libéraux français, pas toujours très européens, choisissent leurs propres intérêts", accuse ainsi le député européen Tom Berendsen (PPE, Pays-Bas) lors des débats, le 16 mars dernier, de la commission Regi sur le projet de rapport, relatif à la proposition de règlement établissant cette réserve, élaboré par le Belge Pascal Arimont (PPE). Une accusation également reprise, plus subtilement, par ce dernier, en relevant que les critiques à l'égard du texte de la Commission européenne n'avaient, au cours des discussions, été "formulées qu'en langue française" et demandant "s'il serait cohérent de désavantager 14 pays les plus touchés par le Brexit" pour n'en favoriser qu'un seul.
La clé de répartition au cœur des débats
Principale pierre d'achoppement, la clé de répartition utilisée par la Commission pour allouer les fonds, en fonction des impacts du Brexit sur la pêche d'une part, et sur le commerce d'autre part. Pour la déterminer, la Commission retient un savant calcul (v. annexe I du projet) tenant grosso modo compte de la valeur de la part des poissons capturés dans la zone britannique par chaque État membre ajustée en fonction d'un "indice de dépendance" calculé au regard de la situation relative des autres États membres, et de la part des échanges commerciaux de chaque État membre avec le Royaume-Uni au regard de son PIB, là encore ajustée, entre autres critères, en fonction d'un semblable "indice de dépendance".
Une méthode approuvée par Pascal Arimont, qui estime qu'elle "reflète suffisamment l’esprit de solidarité qui sous-tend la constitution de la réserve et qu’elle devrait également être envisagée dans le contexte des négociations récemment conclues sur le cadre financier pluriannuel et sur l’instrument NextGenerationEU". Et ce même s'il se dit "conscient du risque [qu'elle] ne reflète pas pleinement l’exposition spécifique directe ou indirecte de l’économie de chaque État membre au Royaume-Uni" ! Reprenant ici, quasiment mot pour mot, l'avis de la Cour des comptes européenne : "La méthode de répartition choisie risque de ne pas rendre parfaitement compte du degré d’exposition de l’économie des différents États membres."
La méthode n'est en revanche pas du tout au goût de la députée Irène Tolleret (Renew), pour qui le calcul revient "à diviser des carottes par des poireaux". Mais aussi de François Alfonsi (Verts) - qui souligne qu'en conséquence "la Bretagne, avec 3 à 4 millions d'habitants, recevrait moins de concours que le Luxembourg avec 400.000 habitants" –, Nora Mebarek (Socialistes), François-Xavier Bellamy (PPE), rapporteur pour avis de la commission de la pêche ou encore Valérie Hayer (Renew), rapporteure pour avis de la commission des budgets. Effectivement, tous Français.
À l'inverse, Tsvetelina Penkova (Socialistes, Bulgarie) Josianne Cutajar (Socialistes, Malte), Martina Michels (Gauche, Allemagne) ont plaidé pour le maintien de cette clé, la première soulignant que "la nécessité est de se concentrer sur le maintien des emplois, et pas de couvrir les coûts des institutions publiques" et implorant ses collègues de "ne pas déposer d'amendements", la dernière les conjurant de ne pas "rouvrir le tonneau des Danaïdes" (sic). Outre sans doute la crainte, non avouée, d'une redistribution des cartes – rappelons que pour l'heure les Pays-Bas et l'Allemagne seraient, derrière l'Irlande, les premiers bénéficiaires du dispositif, et que la Belgique toucherait davantage que la France sur le seul critère de la pêche, ainsi que nous l'avait indiqué une source gouvernementale –, ces députés redoutent que l'ouverture d'une telle boite de Pandore ne retarde l'entrée en vigueur du dispositif. Comme Pascal Arimont, Vittoria Alliata di Villafranca, membre de la DR Regio de la Commission, souligne le fait que cette réserve s'inscrit "dans le cadre général des négociations du cadre financier pluriannuel et de NextGenEU" et alerte sur les risques qu'une remise en cause de l'une pourrait faire peser sur les autres (via les votes nationaux ?). Cela dit, comme l'a reconnu Tsvetelina Penkova et souligné François Alfonsi, "au Conseil le débat bat aussi son plein". Au point d'ailleurs qu'"il n'y a pas eu d'accord sur la répartition pays par pays", rappelle Valérie Hayer…
Des craintes qui, par ailleurs, n'ont pas empêché le Comité européen des régions (CdR), lors du vote le 19 mars de son avis sur cette même proposition de règlement, d'adopter une refonte de ce mode de calcul, tant pour la pêche – en proposant de ne tenir compte que "de la part de chaque État membre dans la valeur totale des poissons capturés pendant la période 2015-2018 dans la ZEE du Royaume-Uni" – que pour le facteur commerce, en proposant l'intégration dans le calcul du secteur du tourisme et l'exclusion des services financiers. Une exclusion, souhaitée par la France, dont Pascal Arimont a indiqué en conclusion des débats en commission qu'il pourrait également l'envisager, prouvant ainsi que les lignes peuvent encore bouger. Au Parlement, du moins. Qu'en sera-t-il au Conseil, la prise en compte de ce secteur dans le calcul favorisant notamment le Luxembourg, la Hollande ou l'Irlande ?
Converger… sans se rejoindre ?
Les débats ont fait ressortir "quelques lignes de partage et beaucoup de convergences", a tenté de positiver en conclusion des débats le président de la commission Regi, Younous Omarjee, après avoir souligné en introduction que ce sujet était, "avec le fonds de transition juste, l'un des plus importants en ce début de mandature". Des rapprochements se sont en effet parfois opérés, sans toujours déboucher sur une rencontre (l'heure est à la distanciation…).
• Des avancées semblent ainsi possibles sur la période d'éligibilité des dépenses (1er juillet 2020 – 31 décembre 2022 pour l'heure), autre point cher à la France. Pascal Arimont propose de la faire débuter au 1er janvier 2019 afin "davantage tenir compte des mesures adoptées par les États membres pour atténuer les effets perturbateurs attendus du retrait avant l’expiration de la période de transition". Irène Tolleret rappelle que le Brexit devait initialement intervenir le 1er mars 2019 : "encore heureux que les collectivités aient anticipé", souligne-t-elle. Le président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, qui a rédigé le rapport préfigurant l'avis du CdR, lui fait écho : "Fort heureusement, la plupart des régions entretenant un lien étroit avec le Royaume-Uni n’ont pas attendu la dernière mouture du Brexit en décembre dernier pour en anticiper les conséquences". Mais nul n'est prophète en son cénacle : alors qu'il proposait d'étendre cette période du 1er janvier 2019 au 30 juin 2026 – ce qui permettrait notamment de s'aligner sur l'accord de commerce et de coopération pour le volet pêche –, la délégation irlandaise a obtenu du CdR le statu quo.
• L'exclusion des services financiers cette fois du bénéfice de la réserve – puisque ne faisant pas partie des secteurs affectés négativement par le Brexit – semble pouvoir se frayer un chemin, approuvée tant par le CdR que par Pascal Arimont. Mais là encore, la proposition ne sera pas du goût de tous.
• Semble également faire consensus l'inclusion de mesures de soutien visant à faciliter la réinsertion sur le marché du travail des ressortissants de l'Union qui, du fait des restrictions à la libre circulation des travailleurs, ont dû quitter le Royaume-Uni (François Alfonsi soulignant qu'ils sont particulièrement nombreux en Pologne). Elles sont envisagées tant par Pascal Arimont que par le CdR. Ce dernier propose en outre d'ajouter explicitement parmi les bénéficiaires le tourisme, le secteur des exportations agricoles, la recherche et l'innovation ou encore les mesures permettant de "garantir le bon fonctionnement des contrôles frontaliers, douaniers, sanitaires et phytosanitaires, du contrôle de la pêche ainsi que la collecte des impôts indirects, notamment grâce à du personnel qualifié et des infrastructures physiques et immatérielles supplémentaires". Des mesures dont François Alfonsi a souligné l'importance, singulièrement pour l'Irlande, au regard des récentes difficultés rencontrées avec le Royaume-Uni. Le Comité plaide encore pour que des mesures puissent être prises pour "atténuer les ruptures engendrées" par le Brexit sur des programmes de coopération et d'échanges (entendre notamment Erasmus) et pour assurer "le dialogue et la concertation entre les territoires et les secteurs les plus affectés".
• Devrait également voir le jour un assouplissement des règles relatives aux aides d'État, singulièrement pour le secteur de la pêche. Vittoria Alliata di Villafranca a ainsi jugé "essentiel que des mesures de flexibilité soient introduites", précisant que la Commission y travaillait.
• L'instauration d'un fléchage ("ring-fencing" en bon français) – et d'un plancher – des aides en faveur de la pêche est également promue tant par Pascal Arimont que par le Comité des régions. Avec une rédaction légèrement différente, les deux retiennent le fait que les ressources provenant du préfinancement de la réserve allouée sur la base du critère pêche doivent être exclusivement utilisées pour des mesures de soutien aux entreprises et communautés locales et régionales qui dépendent des activités de pêche. Une mesure soutenue par François-Xavier Bellamy – qui précise qu'il ne doit s'agir que d'un plancher, les États membres devant rester libres d'y consacrer davantage de moyens – qui n'emporte là encore pas la conviction de tous, et notamment de Tsvetelina Petkova, pour qui le fait de réserver des fonds "n'est pas la bonne approche", risquant selon elle d'entraîner des pertes de subventions pour certains pays.
• L'instauration d'un "dialogue multi-niveaux", associant notamment les collectivités locales, est par ailleurs vivement défendu par Pascal Arimont, qui propose que "les États membres établissent un dialogue à plusieurs niveaux a minima avec les autorités locales et régionales des régions et des zones les plus touchées, les partenaires sociaux et la société civile, en vue de définir des mesures convenues d'un commun accord [nous soulignons] qui seront soutenues par la réserve". Une préoccupation que partage, par construction, le Comité des régions, qui "regrette que la proposition de la Commission ne reflète pas le principe de partenariat applicable à la politique de cohésion, en ne prévoyant pas de garanties sur le rôle dévolu aux collectivités territoriales dans la gouvernance".
La BAR, encore loin de la coupe aux lèvres !
Il est certain que toutes ces mesures seront encore âprement discutées – la commission Regi doit se prononcer définitivement en mai. Singulièrement au sein du Conseil.
On peut ainsi douter que ce dernier accueillera avec enthousiasme la proposition du Comité des régions de porter de 5 à 6 milliards d'euros le montant total de la réserve (avec une part pour la pêche passant de 600 millions d'euros à 1 milliard). D'autres points de la proposition de règlement de la Commission, que n'ont proposé de modifier ni Pascal Arimont, ni le Comité des régions, restent par ailleurs encore en débat.
Parmi eux, le niveau de préfinancement prévu (soit 80%, les 4 milliards versés en 2021) – "inhabituellement élevé", souligne la Cour des comptes européennes – fait tiquer certains, dont le député Raffaele Fitto (Conservateurs, Italie) : "le Brexit serait-il plus grave que le covid ?", interroge-t-il, demandant en outre un contrôle plus strict de l'utilisation des fonds alloués. Une dernière préoccupation d'ailleurs partagée par Pascal Arimont, qui juge "essentiel que les États membres collectent et enregistrent des données sur les bénéficiaires d’une contribution financière au titre de la réserve et leurs bénéficiaires effectifs, dans un format électronique normalisé et interopérable, et qu’ils utilisent l’outil unique d’exploration de données que la Commission leur fournira".
Autre sujet de discorde, le fait de réserver l'accès à une dotation supplémentaire dans le cadre de la seconde enveloppe aux États membres dont les dépenses, acceptées par la Commission, dépassent le montant payé en préfinancement et 0,06% du revenu national brut 2021 de l'État membre concerné. Un "seuil arbitraire" qui, selon Irène Tolleret, revient à exclure l'accès à cette seconde enveloppe à plus de 90% des États membres. Et c'est une Française qui le souligne…