Protection de l’enfance : l’hypothèse d'une recentralisation de nouveau sur la table

Dans son rapport sur la décentralisation, le député Éric Woerth recommande à l’exécutif de considérer le scénario d’une recentralisation de la protection de l’enfance, essentiellement au nom du principe d’égalité. Une proposition à laquelle a vivement réagi Départements de France, pointant "les défaillances de l’État" en matière de justice, santé et éducation. Récemment auditionnée par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur "les manquements des politiques de protection de l’enfance", Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance, appelle à refuser le renvoi des responsabilités et à "défendre la responsabilité conjointe" de l’État et des départements sur cette politique. La recentralisation est selon elle une question "stimulante mais théorique" à ce stade, tant l’État a perdu de ses capacités organisationnelles dans ce champ. Le directeur général de la cohésion sociale en convient, mais indique que l’État a initié un travail de "réarmement" sur la protection de l’enfance.  

"La situation particulière de la protection de l’enfance conduit à examiner un scénario de recentralisation de cette politique." Dans son rapport sur la décentralisation qu’il a remis le 30 mai au président de la République (voir notre article), Éric Woerth relance une idée déjà évoquée par l’ancienne secrétaire d’État à l’Enfance, Charlotte Caubel, en octobre dernier (voir notre article). Pour le député Renaissance de l’Oise, la protection de l’enfance "renvoie au principe d’égalité plutôt qu’au développement du territoire", or la prise en charge actuelle "diffère trop fortement d’un territoire à l’autre". "La volonté d’apporter des garanties homogènes de protection aux enfants et l’imbrication très forte de cette politique publique avec les compétences de l’État en matière de justice, de santé et d’éducation peuvent légitimement interroger sur l’exercice par les conseils départementaux de la mission de protection de l’enfance", met-il en avant. 

"C’est justement parce que l’État ne remplit pas ses missions régaliennes en matière de justice, de santé ou d’éducation que les départements sont en difficulté", a aussitôt réagi Départements de France. Les départements "ne peuvent pas compenser à eux seuls les défaillances de l’État qui ne se distingue pas non plus spécialement, dans ces trois domaines, par une parfaite homogénéité territoriale", ajoute l’association. Interrogée par Localtis, l’association tient à rappeler que des chantiers ont été lancés entre État et départements "pour répondre aux défis de l’ASE" (aide sociale à l’enfance, voir notre article) et que "des membres du gouvernement ont réaffirmé solennellement leur attachement à la compétence départementale en ce domaine". Départements de France demande donc au gouvernement de clarifier ses intentions. 

La "crise de confiance" que connaît l’ASE : un frein au soutien éducatif précoce 

Parmi d’autres sujets, la gouvernance de la protection de l’enfance est actuellement questionnée dans le cadre de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale "sur les manquements des politiques de protection de l’enfance" (voir notre article). Dès la première audition, celle du Comité de vigilance des enfants placés le 14 mai dernier, le militant des droits de l’enfant Lyès Louffok a considéré que la recentralisation était "un préalable à toute réforme d’ampleur", pointant notamment des "choix budgétaires problématiques" de la part de certains départements – citant l’exemple d’un département ayant récemment "retiré 250.000 euros à son service de prévention spécialisée" avant de débloquer "180.000 euros pour le passage de la flamme olympique".

Pour l’auteur du livre "Dans l’enfer des foyers", la double promesse de "rapprocher la décision du citoyen" (lois de décentralisation) et de "déjudiciariser" la politique de protection de l’enfance (loi de 2007 sur la protection de l’enfance) n’a pas été tenue. La "crise de confiance" vis-à-vis de l’ASE est de son point de vue "un frein dans la capacité des parents à se mobiliser et à aller demander de l’aide aux services départementaux". 

En cours, un "réarmement, modeste mais réel" de l’État sur la protection de l’enfance 

Présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), instance encore récente représentant l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance dont les services de l’État, les départements et les associations (voir notre article), Anne Devreese a une position différente qu’elle a exprimée le 22 mai devant les députés de la commission d’enquête. "La question de la recentralisation" est selon elle "stimulante" parce qu’elle "permet de poser les vraies questions" (financement, contrôle et rôles de chacun) mais il s’agit d’une question "théorique dans la mesure où l’État n’a absolument pas la capacité organisationnelle à conduire cette politique". 

Une donnée confirmée par Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale (DGCS), également auditionné par la commission d’enquête le 14 mai dernier. Pour exercer sa mission d’inspection et de contrôle sur la France entière, l’État ne disposait en 2021-2022 que de 55 ETP affectés à "l’ensemble du champ des ESMS" (établissements et services sociaux et médico-sociaux) dans ses directions régionales et départementales en charge de la cohésion sociale (Dreets et Ddets). Le DGCS signale un renforcement actuel des moyens : une vingtaine d’ETP supplémentaires, des formations, une instruction de méthode sur la protection de l’enfance qui paraîtra prochainement… Depuis la décentralisation, "la compétence était perdue (…) nous avons entrepris ce travail de réarmement, modeste mais réel, de l’État en termes de moyens et de compétences pour pouvoir davantage peser sur le sujet", indique-t-il.

La nécessité d’"une mobilisation collective" 

Alors que la protection de l’enfance vit une crise "inédite" qui a suscité de nombreuses alertes depuis quelques mois, dont la demande d’un "plan Marshall" initiée par le CNPE (voir notre article), Anne Devreese l’affirme : "la recentralisation n’est pas la réponse au drame que nous connaissons aujourd’hui". Invitant chacun à résister à la tentation de "renvoyer vers l’autre la responsabilité de ce qui se passe", la présidente du CNPE appelle à "défendre la responsabilité conjointe de l’État et des collectivités dans la conduite de ces missions de protection de l’enfance".

"On admet aujourd'hui que la politique publique de protection de l'enfant est à la fois interministérielle et décentralisée", explique-t-elle. Ce "point d’équilibre qu’il a été difficile de trouver et qui doit être le bon" implique selon elle déjà une double responsabilité : celle des départements au titre de leur compétence de solidarité et celle de l’État dans les champs de la santé ou encore de la scolarité de l’enfant et plus généralement en tant qu’État régalien devant "répondre des situations". DGCS comme CNPE attendent en tout cas beaucoup des comités départementaux de la protection de l’enfance qui sont expérimentés actuellement dans dix départements. 

"Nous sommes dans un moment dans lequel on a plus de connaissances, plus de vigilance, plus d’exigence, mais avec les outils et les lunettes du passé. Et donc le système craque", analyse celle qui exerce actuellement à la ville de Paris en tant que sous-directrice prévention et protection de l’enfance. "Pour tenir bon dans cette période et finalement transformer l’essai de chantiers qui sont tout juste amorcés depuis une toute petite dizaine d’années, il faut une mobilisation collective", insiste-t-elle.

La commission d’enquête de l’Assemblée nationale auditionnera l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass) le 12 juin prochain et Départements de France début juillet. 

› Pouponnières surchargées : la députée Isabelle Santiago demande un plan d’urgence 

En tant que rapporteure de la commission d’enquête sur la protection de l’enfance, Isabelle Santiago a "visité le 24 mai dernier une pouponnière dans le Puy-de-Dôme qui fait face à un sureffectif chronique depuis quatre ans", rapporte-t-elle dans un communiqué. Cette situation ne serait pas exceptionnelle : "de nombreuses structures en France accueillent plus de bébés qu'elles n'ont de places, avec des taux d'encadrement bien trop faibles et une augmentation récente des placements dès le plus jeune âge", alerte la députée socialiste du Val-de-Marne. Rappelant que la politique des 1.000 premiers jours de l'enfant a été définie comme prioritaire, Isabelle Santiago demande au gouvernement d’agir en urgence pour les bébés de l’aide sociale à l’enfance. La députée préconise de réviser en urgence le décret réglementant les pouponnières, et datant de 1974, et d’instaurer "un taux d'encadrement d'un adulte pour trois enfants le jour et d'un adulte pour cinq enfants la nuit".

 

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