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Libéralisation - Projet de loi ferroviaire : le gouvernement occulte l'Europe

Indépendance du gestionnaire d'infrastructures, pouvoirs des dirigeants de la SNCF, flux financiers... des pans entiers de la réforme ferroviaire dépendent des règles européennes. Mais le gouvernement multiplie les non-dits et éclipse la libéralisation.

Quand Bruxelles parle d'ouverture du marché, la France exhibe la SNCF en tant que "vitrine du service public". Et quand la première rêve d'Europe du rail, la seconde invoque le "patrimoine de la Nation". Difficile de faire plus dissonant.
Pendant les mois qui ont précédé la présentation du projet de loi ferroviaire, la France a pourtant fait la promesse de "l'eurocompatibilité" de sa réforme. Mais le texte rendu public le 16 octobre reste trop elliptique pour offrir cette garantie. Abondamment débattues, l'indépendance du gestionnaire d'infrastructures et sa relation financière avec l'opérateur historique continuent de tarauder les instances européennes, qui poursuivent les négociations sur le quatrième paquet de directives et règlements sur le ferroviaire.

Qui décide de quoi ?

Dans son projet, le gouvernement prévoit que le vice-président du directoire de la SNCF soit également le patron du conseil d'administration du gestionnaire d'infrastructures (baptisé SNCF Réseau). Or, si les compétences de ce dernier sont précisément définies, celles de la maison-mère le sont beaucoup moins. La SNCF aura en charge le "contrôle et le pilotage stratégiques, la cohérence économique, l'intégration industrielle", peut-on lire dans le texte. "Ce sont des catégories très générales qui ne permettent pas de comprendre les implications de ce genre de tâches", estime-t-on à Bruxelles. En jeu, la capacité de SNCF Réseau à prendre des décisions sans l'aval des têtes dirigeantes du groupe. "Le gestionnaire d'infrastructures doit pouvoir déterminer lui-même le déploiement du système européen de contrôle des trains", poursuit la même source. Cette étape est importante : pour passer les frontières sans encombre, les conducteurs doivent bénéficier d'une signalisation unifiée qui nécessite la mise en place d'une technologie spéciale le long des voies ferrées.
Rapporteur du projet de loi et conscient de la nécessité "d'isoler les deux entités", le député socialiste Gilles Savary compte apporter des "précisions" sur les missions de la SNCF. L'examen parlementaire commencera seulement après les municipales, de quoi laisser le temps d'évacuer deux échéances sensibles pour les syndicats : les retraites et les élections professionnelles de mars. Mais l'élu anticipe déjà la teneur du débat politique qui va s'engager : insuffisance de séparation au sein du groupe ferroviaire pour la droite, insuffisance de financements pour les communistes.

Aides d'Etat

Sur le plan financier justement, le projet de loi prévoit le versement de "dotations" issues du transporteur (SNCF Mobilités) au profit du gestionnaire d'infrastructures, aujourd'hui mal en point. Le dispositif est surveillé de près par la Commission, qui souhaite éviter toute relation malsaine entre les deux branches du groupe. Le gestionnaire d'infrastructures ne serait-il pas amené à favoriser la circulation des trains de la SNCF au détriment de ses concurrents si celle-ci le finance ? D'autant plus que l'opération comptable sera réalisée en interne, par l'établissement mère de la SNCF. Pour prévenir les risques de chantage économique, les dividendes auraient pu être versés dans les caisses de l'Etat, qui les répercuterait ensuite à SNCF Réseau. Mais le risque est grand de voir cet argent renflouer autre chose que le rail et ne pas récolter la somme escomptée…
L'affectation des dotations par le conseil de surveillance de la SNCF, où l'Etat sera majoritaire, pourrait peut-être rassurer la Commission. Bruxelles restera néanmoins très attentive à la nature de ces flux financiers. Car les implications sont complexes : si la transaction revient à "imputer des coûts supplémentaires à l'opérateur pour l'exonérer de payer des impôts, cela pourrait constituer une aide d'Etat", fait-on savoir à Bruxelles.

Anticiper ou nier 2019 ?

La France a en tout cas intérêt de donner un cadrage clair d'ici l'adoption du quatrième paquet ferroviaire, car les nouvelles règles proposées incluent une arme redoutable : si le futur modèle intégré de la SNCF ne répond pas aux critères d'indépendance fixés par l'UE, l'opérateur historique pourra se voir refuser l'accès aux marchés des autres pays européens. Les eurodéputés n'ont pas encore rendu leur avis sur cette disposition, "mais ils vont vouloir la garder", prédit Gilles Savary, qui résume la situation en toute franchise : "Il y a un gros consensus pour nous emmerder." Il faut dire que la France agace à vouloir protéger une entreprise qui réalise déjà 25% de son chiffre d'affaires à l'étranger…
Clé de voûte du projet européen, la libéralisation du transport de voyageurs n'est clairement pas l'objet de la réforme française du rail, qui l'aborde plutôt sous l'angle de la menace vis-à-vis d'un secteur ferroviaire perclus de dettes. Dans ces conditions, "l'achèvement de la libéralisation du transport ferroviaire de voyageurs, que défend la Commission européenne dans sa récente initiative législative, risque de déstabiliser un secteur déjà fragilisé", peut-on lire dans l'exposé des motifs. "Ce n'est pas une loi d'ouverture à la concurrence équivalente à ce que l'Allemagne a pu faire en 1994", constate Gilles Savary. Le texte court en effet d'autres lièvres, tels que la réunification des métiers de la famille cheminote ou le rétablissement de l'équilibre budgétaire.
Face à un gouvernement gêné aux entournures par l'échéance de 2019, date-butoir pour la libéralisation prévue par le quatrième paquet, la Commission européenne n'est pas dupe. "On sent que la préparation à l'ouverture à la concurrence mollit", observe une source à Bruxelles. Lucide, Gilles Savary préfère anticiper ce virage plutôt que de se faire surprendre : "La France n'échappera pas à la date d'ouverture à la concurrence. En 2019, elle sera obligée de s'y plier. Alors autant ne pas être naïfs et s'y préparer dans la durée."