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Fonction publique - Philippe Laurent : "Plutôt que de travailler plus, améliorons notre organisation !"

Philippe Laurent, maire de Sceaux et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, devait remettre ce 26 mai à Manuel Valls et Annick Girardin son rapport sur le temps de travail dans le secteur public. Le rendez-vous vient finalement d'être reporté. Dans une interview à Localtis, Philippe Laurent dresse un état des lieux sévère sur le temps de travail dans la fonction publique : la mise en œuvre des 35 heures a été une occasion manquée pour améliorer l'organisation des rythmes de travail et les cadres - surtout à l'Etat - se sont désintéressés de ce sujet, qui reste mal connu. Dans le respect de la limite légale des 1.607 heures par an, il avance 34 pistes de réforme. Comme l'harmonisation des jours de congés pour événements familiaux, très variables d'une collectivité à une autre.

Localtis - Quels constats dressez-vous dans votre rapport ?

Philippe Laurent - Tout comme les fonctionnaires des inspections de l'Etat qui m'ont assisté dans ma mission, j'ai été frappé par la diversité des organisations de travail. Une diversité que l'on observe entre les structures et au sein même de celles-ci. Par exemple, certains agents de la direction générale des finances publiques peuvent avoir le choix entre sept ou huit rythmes de travail différents. En effet, la fusion entre la direction générale des impôts et celle de la comptabilité publique n'a pas été suivie d'une harmonisation des régimes de travail. Cette diversité concerne aussi des sujets comme les autorisations spéciales d'absence que les employeurs accordent à l'occasion d'événements familiaux. Dans la fonction publique territoriale, un décret devait, dans le cadre de la mise en place des 35 heures, procéder à l'harmonisation de la durée de ces congés. Il n'est finalement jamais paru. Cela a permis par exemple à une collectivité d'attribuer dix jours de congés à ses agents qui se marient. Par ailleurs, nous avons constaté, surtout dans les grandes structures – notamment à l'Etat – de grosses faiblesses du management : les cadres ne sont pas suffisamment impliqués dans la gestion du temps de travail des agents.

Cela a-t-il favorisé des dérives ?

Il est certain qu'il existe des dérives dans le domaine. C'est par exemple le cas dans les hôpitaux, où s'est développée la semaine des trois journées de 12 heures. Un rythme trop intense, surtout pour les personnels les plus âgés. Quant à certaines infirmières, une fois qu'elles ont effectué leurs trois journées, il peut arriver qu'elles travaillent le reste de la semaine en tant qu'intérimaires, ce qui est pourtant interdit. Avec la police nationale, le secteur hospitalier est sans doute le lieu où la question du temps de travail est la plus sensible.

Quel bilan tirez-vous du passage aux 35 heures ?

L'application des 35 heures dans le secteur public a été faite en plaquant de nouveaux textes sur l'organisation existante et cela très rapidement. Surtout, à la différence du privé - les grandes entreprises tout du moins - la loi a été mise en oeuvre sans qu'un réexamen des modalités de l'organisation du travail n'intervienne. Nous nous sommes aperçus aussi que la très grande majorité des fonctionnaires travaillent en réalité plus que 35 heures par semaine et qu'en compensation, ils bénéficient de jours de RTT.

La Cour des comptes a estimé que dans environ 1.550 collectivités, la durée du travail est inférieure à 1.607 heures par an, soit la durée légale. Parvenez-vous au même chiffre ?

La réalité est peut-être sous-évaluée par la Cour des comptes. Pour autant, cela ne signifie pas toujours que les agents de ces collectivités travaillent moins que 1.607 heures par an. Ils sont même nombreux, notamment dans les petites et moyennes collectivités, à travailler plus. Mais nous manquons de données pour avoir une photographie précise. Ce que l'on sait aussi, c'est que la durée travaillée est parfois inférieure à 1.607 heures parce que les agents sont conduits à travailler le week-end. Ce qui ne peut pas être payé en heures majorées, l'est en réduction du temps de travail. Or, globalement, 40% des agents publics sont susceptibles de travailler le samedi et le dimanche. Soit bien plus que dans le secteur privé. Cela concerne aussi bien les agents des équipements sportifs et culturels que les policiers, ou les infirmières, les aides à domicile, les pompiers...

Les collectivités qui ont augmenté la durée du travail pour revenir à la norme de 1.607 heures sont-elles nombreuses ?

Le phénomène se développe. Cela ne se passe pas toujours mal dans les faits. Parfois, ces réformes sont mises en place dans le dialogue social, avec des contreparties. Dans ce cas, les choses se déroulent généralement mieux. Dans certaines collectivités par exemple, les agents municipaux ont obtenu de pouvoir être en formation durant la moitié de la durée de travail supplémentaire. Une bonne pratique parmi d'autres, que nous proposons de faire connaître par la diffusion d'un guide.

Ces collectivités qui augmentent la durée du travail réalisent-elles des économies ?

On pourrait être tenté de faire une règle de trois : si les agents travaillent quatre heures hebdomadaires supplémentaires, la collectivité va réduire ses effectifs de 10%. Or, on ne peut pas raisonner ainsi. Une collectivité n'est pas comparable à une usine où tous les ouvriers effectuent les mêmes tâches. Certes, on peut sans doute faire quelques économies en augmentant le temps de travail. Mais, elles ne peuvent pas être réellement significatives. Plutôt que d'augmenter de manière aveugle la durée du travail, il me semble préférable de rechercher une organisation et un management qui favorisent la qualité du travail et donc du service rendu, tout en permettant des gains de productivité.

Comment faire ?

On peut adapter les horaires d'ouverture des services publics en les ajustant mieux aux besoins des usagers. C'est envisageable dans les bibliothèques : à certains moments, elles peuvent fonctionner à effectifs réduits avec l'ouverture des seuls espaces de lecture. Mais, lorsqu'une animation est organisée, ou lorsque la bibliothèque accueille des scolaires, le personnel doit être renforcé. D'une manière générale, on gagnerait à mieux connaître les besoins des usagers et à savoir quand ils fréquentent les services publics. Pour en avoir une idée à l'échelle de ma commune, j'ai ainsi lancé une étude sur les habitudes des Scéens.

L'augmentation sans contreparties de la durée du travail n'est donc pas la panacée, dites-vous, alors que cette idée est en vogue à droite.

Je dis simplement que l'augmentation de la durée du travail n'est pas une source significative d'économies. On peut, à coûts stables, améliorer la qualité de service en jouant sur l'organisation. Quant à ne pas compenser les heures travaillées en plus, je souhaite bon courage à ceux qui le proposent. Il leur faudra supprimer des jours de RTT qui sont devenus de fait, dans l'esprit des agents - comme des salariés en général - des jours de congés.

Faut-il obliger les collectivités à relever la durée du travail pour respecter les 1.607 heures par an ?

Il faut réaffirmer, par voie de circulaire par exemple, que c'est la durée légale et que dans tous les cas il s'agit de la durée légale maximale. Mais les employeurs doivent naturellement rester libres s'ils assument les conséquences de leurs décisions et si celles-ci ne contreviennent pas de manière significative au principe d'homogénéité au sein de la fonction publique.

Que proposez-vous pour améliorer l'organisation du temps de travail ?

Nous proposons par exemple qu'à chaque début de mandat, dans les collectivités, un état des lieux de l'organisation du temps de travail soit réalisé et soumis à l'examen et au vote de l'assemblée délibérante. Cela obligerait les élus et l'administration à se pencher sur cette question. Nous pensons aussi qu'il faut engager une réflexion sur la création pour le secteur public d'une instance équivalente à l'inspection du travail. Elle aurait pour tâche de faire appliquer le droit du travail, un droit qui, aujourd'hui, est finalement moins bien respecté dans le public que dans les grandes entreprises. En ce qui concerne les comptes épargne-temps des agents territoriaux, nous proposons qu'ils fassent l'objet d'une provision dans les budgets des collectivités, autrement dit qu'ils apparaissent comme une dette réelle envers les agents.

Le gouvernement prévoit-il, selon vous, de réformer le temps de travail dans la fonction publique ?

Ce que je sais, c'est qu'il n'a pas un projet global qui consisterait par exemple à supprimer les 35 heures. Au-delà, je crois qu'on peut avancer rapidement sur des améliorations. Sur les autorisations spéciales d'absence que nous recommandons d'harmoniser, le conseil commun de la fonction publique pourrait être saisi. D'autres mesures n'exigent pas forcément une négociation lourde. On peut ainsi, comme on le propose, enrichir les bilans sociaux de données sur le temps de travail pour avoir une meilleure connaissance du sujet.