Pas de transition réussie sans une vision globale du territoire national
Philippe Duron, président du conseil d’administration de l’Institut des hautes études d’aménagement des territoires (Ihédate), Sandra Moatti, directrice, et Pierre Veltz, président du conseil scientifique, sont convaincus qu’il n’y aura pas de transitions énergétique et climatique réussies sans planification remettant au premier plan l’enjeu de l’aménagement du territoire. Une planification qui ne serait toutefois pas verticale et descendante, mais horizontale, collaborative.
Localtis : Alors que de colloques en congrès sourd la conviction qu’il n’y aura pas de transition écologique réussie sans la large autonomie des collectivités locales (voir par exemple notre article du 16 novembre 2021), vous plaidez pour un retour de la planification. N’est-ce pas contradictoire ?
Pierre Veltz : Nullement. L’action des collectivités territoriales et des acteurs locaux en général est évidemment indispensable pour atteindre les objectifs qui ont été fixés. Et je suis souvent bluffé par la créativité de ces acteurs, que j’ai notamment pu constater lorsque j’ai présidé le premier comité d’experts du dispositif "Territoires d’innovation". Je formulerai néanmoins deux regrets. D’abord, ces expériences réussies ne circulent pas suffisamment. Ensuite – et surtout – l’addition de ces initiatives locales ne sauraient faire une stratégie nationale, indispensable notamment en matière de transitions énergétique et climatique. Sans planification d’ensemble, elles ne permettront pas d’atteindre les objectifs que l’on s’est fixés. C’est d’ailleurs ce qu’a récemment pointé un excellent rapport du Cese sur l’acceptabilité des nouvelles infrastructures énergétiques. Il déplore notamment "une approche des projets trop pointilliste, sans vision d’ensemble, au gré d’initiatives souvent purement opportunistes des développeurs" (voir notre article du 24 mars).
Ces objectifs ne sont-ils pourtant pas précisément fixés au niveau national, prenant notamment corps dans la stratégie nationale bas-carbone ou la programmation pluriannuelle pour l’énergie ?
Sandra Moatti : La SNBC donne effectivement des objectifs à différents horizons. Mais nous avons échoué à les atteindre. Et la France est le seul État membre de l’Union à ne pas avoir rempli le contrat en matière de développement des énergies renouvelables. C’est cet échec qui suscite le retour en grâce récent de la planification – à commencer par l’usage du terme même. Il faut saluer par exemple la nomination d’un secrétaire général à la planification écologique auprès de la Première ministre. Le gouvernement a suivi en cela la recommandation du Haut Conseil pour le climat de placer le suivi de la politique climatique à Matignon (voir notre article du 30 juin).
Mais nous sommes encore au milieu du gué. Pour espérer réussir la bifurcation écologique, il faut à la fois créer du consensus autour d’une stratégie de long terme, mobiliser dans la durée l’ensemble des politiques publiques autour de priorités bien définies et évaluer pour au besoin rectifier. Une autre dimension fondamentale nous fait aujourd’hui défaut : la projection de cette stratégie de long terme dans l’espace, sa territorialisation.
Pierre Veltz : Nous avons effectivement perdu la vision globale des évolutions possibles du territoire national, au singulier. Il y a d’excellentes photographies, comme celles de l’Observatoire des territoires. On parle désormais d’aménagement des territoires, comme c’est d’ailleurs le cas dans le sigle de l’Ihédate. Et c’est très bien. Mais je constate qu’il n’existe plus aucune institution, aucun forum chargé d’élaborer une vision prospective d’ensemble de l’espace national. Or espérer réussir la transition énergétique sans avoir cette vision d’ensemble, cohérente et coordonnée, est un leurre. On a par exemple une image très localiste, un peu romantique parfois, des énergies renouvelables – l’éolienne dans le jardin, les panneaux photovoltaïques sur le hangar… – alors que pour régler le problème crucial de l’intermittence, il faut des interconnexions à très grande échelle, allant au-delà des périmètres régionaux.
Philippe Duron : En matière d’aménagement du territoire, nous sommes passés à compter des années 1970, d’une logique de développement de grands projets, le nucléaire notamment, avec une vision d’ensemble, à une politique de réparation, focalisée sur des territoires – hier les régions minières et sidérurgiques. Nous ne sommes toujours pas sortis de cette logique : quartiers prioritaires de la ville, Territoires d’initiatives, Petites villes de demain… On ne cesse d’utiliser un zoom, en oubliant le grand angle.
Sandra Moatti : J’ajouterai que la culture des appels à projets en vogue aujourd’hui élude les enjeux de cohérence territoriale. Elle est même une négation de l’aménagement du territoire. Et ce sans compter que les collectivités les plus à même d’être retenues sont déjà les mieux équipées…
L’Association des maires de France a récemment déposé un recours contre les deux décrets relatifs à la mise en œuvre de l’objectif Zéro artificialisation nette, dénonçant "une approche de recentralisation rigide" et une "application arithmétique et indifférenciée" allant à l’encontre de "la demande de souplesse et de subsidiarité portée par les communes et intercommunalités" (voir notre article du 23 juin). La planification que vous appelez de vos vœux n'encourt-elle pas les mêmes critiques ?
Sandra Moatti : Loin de nous l’idée de revenir sur la décentralisation, qui a constitué une grande bouffée d’air frais pour notre pays. Mais elle s’est construite sur les décombres de la planification. Il s’agit aujourd’hui de les réconcilier. Nous ne réussirons pas la transition climatique avec une approche descendante – il n’est pas question de ressusciter le Plan dans sa version d’après-guerre ou la Datar. Mais nous n’y parviendrons pas plus en laissant uniquement cent fleurs s’épanouir…
Pierre Veltz : Il ne s’agit effectivement pas de remettre en cause le rôle éminent et prééminent des collectivités territoriales. Il faut bien sûr organiser les allers-retours entre les cadrages de l’État et les projets des collectivités, de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut surtout cesser de raisonner sur ce seul axe vertical, désormais dépassé. Imposer une norme générale, égalitariste, comme nous le faisons aujourd’hui, c’est le contraire de la planification ! L’aménagement du territoire, c’est précisément confronter les objectifs nationaux aux territoires de manière pragmatique. On ne peut plus se contenter de fixer des règles en espérant arriver au résultat escompté, sans tenir compte des diversités locales. Car on est à chaque fois très loin du compte ! Las, la culture de l’évaluation nous fait défaut, tant en amont qu’en aval. On croit souvent avoir réglé les difficultés par le simple vote d’une loi. Le moyen est devenu une fin…
Philippe Duron : Je partage le scepticisme de Pierre sur les normes, que l’on ne cesse d’accumuler, sans parvenir à enrayer ce mouvement. Et ce, notamment parce que nous revenons sur les mêmes sujets tous les 3 ou 4 ans, faute d’anticipation. Nous légiférons toujours dans l’urgence ! Or non seulement ces normes ont un coût considérable, comme tend à le démontrer un récent rapport de l’Ifrap, mais elles se montrent encore souvent inefficaces, en imposant des solutions qui ne se révèlent pas toujours, ou plus exactement pas partout, appropriées. Nous devons passer d’une société de la norme à une société d’objectifs, coordonnés, partagés, en laissant aux collectivités la plus grande liberté pour les atteindre. C’est une solution gagnant-gagnant : l’État y trouvera une plus grande efficacité dans la mise en œuvre de ses politiques publiques, et les collectivités gagneront en compétences, en expertise et en autonomie. L’application identique des politiques publiques sur l’ensemble du territoire a trouvé ses limites. Ce n’est plus pertinent, si ça l’a déjà été. La loi 3DS ouvre de manière pertinente la voie à la différenciation. J’ajouterai que nous payons désormais chèrement le prix d’une absence de culture de la négociation et du consensus.
Concrètement, comment cela se traduirait-il ? Les contrats État-région pourraient-ils s’y prêter ? Le Cese ne devrait-il pas jouer ce rôle ?
Philippe Duron : D’expérience, les contrats État-région ne sont pas un modèle de négociation... Or, il faut un véritable échange de points de vue, et de réelles collaborations et co-élaborations ! Il faut un cénacle dédié.
Pierre Veltz : Les contrats État-région sont un outil utile, comme les schémas régionaux du type Sraddet. Mais leur addition ne suffira pas. Il faudra des arbitrages interrégionaux. Le point important est qu’ils soient discutés, négociés collectivement. Le Cese peut éclairer le débat, mais n’a pas ce rôle. On pourrait imaginer une conférence autour du Premier ministre qui réunirait les présidents de régions et qui serait un lieu de débats et de co-décision, s’appuyant sur des prospectives nourries aussi par le monde économique et le monde académique.
"Le sol, ressource stratégique pour un aménagement durable". C’est le thème sur lequel plancheront les auditeurs du prochain cycle annuel de l’Ihédate. À l’heure du Zéro artificialisation nette ou encore de la stratégie en faveur des sols de la Commission européenne (voir notre article du 29 novembre 2021), nul besoin de préciser que le sujet est au cœur de l’actualité. Outre 9 sessions de travail de deux jours, les auditeurs – élus, fonctionnaires d’État et de la territoriale, cadres d’entreprises, acteurs sociaux et associatifs, journalistes… – effectueront notamment une mission d’étude d’une semaine dans un pays européen. La campagne de recrutement s’achève le 7 octobre prochain. Les travaux débutent en janvier 2023. Renseignements et modalités de candidature. Dans le cadre de son cycle "Territoires et mobilités", l’Ihédate étudiera par ailleurs l’an prochain les enjeux territoriaux de décarbonation des mobilités, dans le contexte particulièrement chaotique de la crise énergétique. Les candidatures seront ouvertes en octobre, pour une rentrée en mars 2023. |