Malgré la crise sanitaire, le taux de pauvreté et les inégalités seraient restés stables en 2020
C'est en tout cas ce qui ressort de l'estimation avancée du taux de pauvreté monétaire et des indicateurs d’inégalités publiée par l'Insee. L'Insee et la Banque postale publient en outre une étude sur l'impact de la crise sanitaire sur un panel des clients de l'établissement bancaire. Enfin, deux notes rétrospectives de l'Observatoire des inégalités montrent que les inégalités de niveau de vie se sont stabilisées depuis le milieu des années 2000.
Comme chaque année à cette période, l'Insee publie, dans l'un de ses derniers numéros d'"Insee Analyses", une étude sur l'"estimation avancée du taux de pauvreté monétaire et des indicateurs d'inégalités". Ces résultats, obtenus à partir d'une méthode de micro-simulation (adaptée en l'occurrence pour tenir compte de la crise sanitaire), ne doivent pas être confondus avec les résultats définitifs, d'où l'usage récurrent du conditionnel. Mais, dans la pratique, ils s'en révèlent toujours très proches et offrent une vision fiable de la réalité, du moins en termes macroéconomiques.
Le filet des "stabilisateurs automatiques" et des mesures exceptionnelles
Alors que l'année 2020 a été très fortement impactée par la crise sanitaire, les confinements et la chute brutale de l'activité économique, les inégalités de revenus et le taux de pauvreté monétaire seraient restés stables. Ainsi, l'indice de Gini – qui mesure les inégalités (un chiffre proche de 0 correspondant à une situation d'égalité absolue où toute la population a le même revenu et un chiffre proche de 1 correspondant à une situation où un seul individu concentre la totalité du revenu disponible) – demeurerait inchangé à 0,289, après une baisse de 0,009 point en 2019. De même, le rapport entre la masse des niveaux de vie détenue par les 20% des personnes les plus aisées et celle détenue par les 20% les plus modestes (ratio S80/S20) resterait inchangé à 4,4, après une baisse de 0,1 point en 2019. Enfin, le rapport interdécile D9/D1 resterait également à son niveau de 2019, soit 3,4. Pour sa part, le taux de pauvreté monétaire à 60% du revenu médian (retenu au niveau de l'Union européenne) demeurerait stable, à 14,6% de la population. Ce taux correspond à 9,3 millions de personnes qui seraient en situation de pauvreté monétaire.
L'étude de l'Insee indique que "sans les dispositifs exceptionnels [mis en place pour faire face à la crise sanitaire, ndlr], les inégalités et la pauvreté auraient augmenté entre 2019 et 2020". Ainsi, le taux de pauvreté monétaire aurait augmenté de 0,6 point en 2020 (passant à 15,2%) et l'indice de Gini aurait progressé de 0,007 point, atteignant ainsi 0,296. Ces chiffres confirment l'impact positif des "stabilisateurs automatiques" (dispositifs pérennes de protection sociale) et des mesures exceptionnelles prises pour faire face à la crise.
En termes d'impacts sectoriels, l'Insee observe que "le dispositif d'activité partielle [environ 8,5 millions de salariés, de tous niveaux de revenus, ndlr] soutiendrait davantage les personnes de niveau de vie intermédiaire" et que "les aides exceptionnelles aux travailleurs indépendants contribueraient fortement à limiter leurs pertes de niveau de vie". Autre élément qui pourrait expliquer la stabilité de l'indice de Gini et du taux de pauvreté : "les aides exceptionnelles en direction des ménages modestes auraient un net effet à la baisse sur les inégalités de revenus et le taux de pauvreté monétaire".
Comme dans toutes ses études sur le sujet (voir notre article du 15 septembre 2021), l'Insee rappelle toutefois que "les indicateurs monétaires de pauvreté et d'inégalités ne suffisent pas à éclairer toutes les situations de pauvreté" et qu'il convient de les compléter par des indicateurs non monétaires reposant sur les conditions de vie et les privations matérielles et sociales.
"La crise est dans tous les esprits mais pas dans tous les comptes bancaires"
Dans un long post sur le blog de l'Insee, Jean-Luc Tavernier, le directeur général de l'Institut, évoque une autre question lancinante : "Comment peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions exprimées et les estimations statistiques ?" Un grand nombre de Français se disent en effet persuadés, au fil des enquêtes d'opinion, que leur situation s'est aggravée en 2020. Pour Jean-Luc Tavernier, "il peut y avoir confusion entre l'aggravation de situations de pauvreté et l'accroissement du nombre de pauvres. [...] Ensuite, il y a sans doute beaucoup d'hétérogénéité dans la situation sociale de 2020, à la fois dans le temps (au fil des mois) et d'un territoire à l'autre". Enfin, "il est également possible qu'il y ait eu un biais dans la perception de la situation sociale de 2020" : dans les différentes livraisons de l'enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages, les soldes d'opinion sur le niveau de vie général en France s'effondrent, tandis que les soldes d'opinion sur la situation personnelle des enquêtés ne sont que très peu et très transitoirement affectés. Une situation que le directeur général de l'Insee résume d'une formule : "La crise est dans tous les esprits mais pas dans tous les comptes bancaires."
Le microcosme des clients de la Banque postale
Le même jour que les indicateurs avancés, l'Insee publie les résultats d'une étude sur "L'impact de la crise sanitaire sur un panel anonymisé de clients de la Banque postale", dont la clientèle est plutôt composée de personnes modestes. Ceux-ci confirment la formule du directeur général de l'Institut. L'étude montre même un impact positif de la crise, puisque "en 2020, la crise affecte les revenus de la plupart des clients de manière limitée et temporaire" : "La forte baisse des dépenses consécutive aux restrictions sanitaires engendre donc une augmentation de l'épargne. La proportion de clients à découvert diminue, notamment pour le quart de clients avec les plus faibles revenus." L'étude montre que les revenus sur l'ensemble de l'année 2020 apparaissent inférieurs de 2% au niveau attendu "hors crise", mais que les dépenses baissent de 6%, essentiellement du fait des confinements et des contraintes sanitaires. En d'autres termes, et malgré une contraction du PIB de 7,9% en euros constants, l'impact de la crise sanitaire se révèle plus important sur la consommation que sur les revenus. Là aussi, les aides exceptionnelles mises en place par les pouvoirs publics ont joué un rôle clé.
Le tableau n'est cependant pas idyllique. En effet, "parmi les clients les plus modestes, des populations en marge du marché de l'emploi sont davantage pénalisées". C'est le cas notamment des personnes seules, sans personne à charge et percevant le montant maximal du RSA en début d'année : "Leurs perspectives de retour en emploi ont baissé pendant la crise sanitaire, et ainsi, leurs revenus en 2020 sont inférieurs à ceux attendus en extrapolant la tendance pré-crise." En outre, pour ces clients, les aides exceptionnelles Covid-19 versées en mai et en novembre "ne compensent que partiellement les pertes de revenus d'activité". Conséquence : sur l'ensemble de l'année 2020, leurs revenus sont inférieurs de 4% par rapport au niveau attendu à partir de la tendance pré-crise (mais sans les aides, ils auraient été inférieurs de 7%).
Et sur le long terme ?
Au même moment que l'Insee, l'Observatoire des inégalités publie deux notes sur la question de la pauvreté et des inégalités, mais centrées sur une perspective de moyen et long termes. La première, intitulée "Les inégalités de niveau de vie se stabilisent", analyse le rapport interdécile de revenus (les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres). Elle montre une baisse très nette des inégalités de revenus dans les années 1970. En 1970, les 10% les plus riches avaient en effet un niveau de vie minimum 4,6 fois plus élevé que le maximum des 10% les plus pauvres. En 1984, ce rapport est tombé à 3,3. Ce mouvement s'interrompt toutefois à partir des années 1980. Depuis lors, il oscille autour de ce plus bas historique. En 2019, ce rapport est ainsi de 3,4 et, selon les indicateurs avancés de l'Insee, il serait resté stable en 2020. Le résultat est assez proche, mais néanmoins différent, si on considère l'indice de Gini. Cet indice diminue en effet fortement jusqu'au début des années 1990, en phase avec le rapport interdécile, jusqu'à atteindre un plus bas de 0,279 en 1998. Il se stabilise ensuite, mais augmente à compter de 1999, sous l'effet d'une progression des revenus des plus favorisés, qui profitent d'importantes baisses d'impôts décidées dans un contexte de forte croissance économique. Il atteint alors un plus haut de 0,305 en 2011, avant de retomber et de se stabiliser depuis lors autour de 0,288 (0,289 en 2019 et 2020), avec toutefois une brusque poussée temporaire en 2018 (0,298).
La seconde note de l'Observatoire, intitulée "La pauvreté a augmenté depuis quinze ans", suit notamment l'évolution du taux de pauvreté monétaire à 60% du revenu médian. Ce taux de pauvreté atteint un point bas en 2004 (12,7%), avant de connaître 15 années de lente progression, avec quelques phases de répit comme entre 2011 et 2013. Depuis 2019 – et sans doute en 2020 –, il se situe sur un plateau (provisoire ?) de 14,6%. Pour l'avenir, "dans les prochains mois, il faudra vérifier que la reprise économique s'avère durable et que les demandeurs d'emploi les plus en difficulté, écartés de longs mois du marché du travail, n'en sont pas exclus".