De 11% à 21% selon l'Insee : de plus en plus d'indicateurs de pauvreté, de moins en moins lisibles
L'Insee publie une étude intitulée "Une personne sur cinq est en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale" qui exploite plusieurs indicateurs européens et les agrège, donnant ainsi une approche moins simpliste de la pauvreté, avec une kyrielle d'indicateurs. La volonté d'appréhender finement la diversité des situations rend toutefois peu lisible la mesure du phénomène.
L'Insee publie, dans l'un de ses derniers numéros d'"Insee Focus", une étude intitulée "Une personne sur cinq est en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale". Le titre ne manque pas de surprendre, dans la mesure où cette proportion de l'ordre de 20% ne cadre pas avec l'indicateur généralement retenu – même s'il est souvent critiqué – du taux de pauvreté monétaire. Mais l'Insee met en avant, non sans raison, le fait que "la pauvreté est un concept multidimensionnel : l'insuffisance de revenus n'est qu'un aspect, qui doit être complété par des indicateurs non monétaires reposant sur les conditions de vie".
Une grande diversité de chiffres
L'étude se fonde donc sur deux approches distinctes : la pauvreté au sens non monétaire, et l'indicateur européen de privation matérielle et sociale. Selon le premier indicateur, la France compte entre 11% et 13% de personnes pauvres au sens non monétaire. Selon le second, en 2019 et en France métropolitaine, 13,1% de la population est pauvre au sens non monétaire selon l'indicateur européen de privation matérielle et sociale, 21,0% de la population est en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale et 5,7% cumulent les deux. Pour corser le tout, le taux traditionnel de pauvreté monétaire (à 60% du revenu médian) se situe au milieu de ces chiffres, à 14,8% pour l'année 2018, avec une intensité de la pauvreté de 19,6% (écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté).
Une telle diversité de chiffres – même si chacun d'eux correspond à une approche bien précise – ne facilite pas la lisibilité de situation de la pauvreté en France. Autre complication soulignée par l'Insee : "En 2019, la proportion de personnes pauvres au sens non monétaire varie de 11,0% selon l'indicateur européen de privation matérielle à 13,1% selon l'indicateur européen plus large de privation matérielle et sociale". De son côté, "l'indicateur français historique de pauvreté en conditions de vie" atteint pour sa part 11,1%. L'Insee précise que "les trois indicateurs sont fortement corrélés (0,7 environ) et les populations qu'ils identifient se recouvrent en grande partie. Par exemple, 67% de la population pauvre suivant l'indicateur de privation matérielle et sociale l'est également selon l'indicateur de pauvreté en conditions de vie, la réciproque étant vraie à hauteur de 79%". L'Insee propose d'ailleurs un intéressant schéma fondé sur la théorie des ensembles, faisant ressortir sept sous-ensembles. Par exemple, 7,2% des personnes sont à la fois en situation de privation matérielle et sociale, de privation matérielle et de pauvreté en conditions de vie, quand 0,7% sont à la fois en situation de privation matérielle et de pauvreté en conditions de vie (mais pas de pauvreté sociale) et 2,6% "seulement" en situation de privation matérielle et sociale (mais ne cumulent ni avec la pauvreté en conditions de vie, ni avec la privation matérielle).
Des indicateurs de pauvreté non monétaire qui tendent à baisser
En termes de séries historiques, l'Insee observe qu'étant "de nature absolue", les indicateurs de pauvreté non monétaire tendent à baisser lorsque le niveau de vie général de la population augmente. C'est au demeurant bien le cas des indicateurs de pauvreté en conditions de vie et de privation matérielle depuis 2004, qui baissent chaque année entre 0,15 et 0,19 point. La situation est différente pour l'indicateur de privation matérielle et sociale, qui présente en revanche une évolution en U entre 2014 et 2019 : il augmente en 2019, car les privations qui lui sont propres (la pratique régulière d'activités de loisirs payantes par exemple) sont en hausse alors que celles non prises en compte (comme celles concernant le logement ou l'insuffisance de ressources) diminuent. L'indicateur de risque de pauvreté monétaire, de nature relative, évolue différemment : il diminue entre 2004 et 2007 pour augmenter ensuite et culminer en 2011 et 2012 (14,1%), avant de se stabiliser autour de 13,5% à partir de 2014.
De façon plus large, l'Insee observe "un recouvrement partiel entre pauvreté monétaire et non monétaire", même si "les corrélations entre le risque de pauvreté monétaire et chacun des trois indicateurs de pauvreté non monétaire sont relativement faibles (0,35 environ)". Ainsi, 42% des personnes à risque de pauvreté monétaire sont touchées par la privation matérielle et sociale, tandis que 44% de celles en situation de privation matérielle et sociale sont à risque de pauvreté monétaire.
De son côté, la réunion des indicateurs de pauvreté en conditions de vie et de privation matérielle et sociale recense 33 privations ou difficultés distinctes. Le nombre de personnes concernées par au moins l'une d'entre elles est donc nécessairement élevé : 77,4% de la population française métropolitaine a déclaré, en 2019, au moins une privation sur la liste de 33 proposées et 56,4% en ont déclaré au moins deux. De façon plus précise, un tiers de la population puise dans ses économies pour boucler son budget, tandis que la moitié déclare au moins une difficulté de logement.
Des profils plus exposés que d'autres
Sans surprise, les personnes en situation de privation matérielle et sociale sont les plus nombreuses à faire état de restrictions, de retards de paiement ou de difficultés de logement. Certains profils sont plus concernés par ces indicateurs que d'autres : 49% des personnes de 16 à 29 ans et 39% des 30-44 ans en situation de privation matérielle et sociale déclarent ainsi rencontrer des difficultés pour payer leur loyer ou leurs factures d'électricité (ce qui ne signifie évidemment pas que 39% des 30-44 ans ont des difficultés à payer leur loyer). A l'inverse, les risques d'impayés sont plus rares chez les 60-74 ans en situation de privation matérielle et sociale (25%) et parmi les 75 ans ou plus (9%). En termes de profils sociodémographiques, les plus touchés sont les enfants, les familles monoparentales (29,2% sont pauvres au sens de la privation matérielle et sociale et 14,1% cumulent cette privation avec une pauvreté au sens monétaire) et les ménages dont la personne de référence est au chômage (respectivement 50,8% et 33,3%). De même, les locataires sont aussi plus exposés que les propriétaires, accédants ou non.
Sur cet aspect de la mesure de la pauvreté, l'Insee présente un tableau très éclairant, précisant les privations et les difficultés prises en compte dans les trois indicateurs de pauvreté en conditions de vie utilisés dans l'étude. Ces indicateurs sont respectivement au nombre de 27 pour la pauvreté en conditions de vie (PCDV), de 9 pour la pauvreté matérielle (PM) et de 13 pour la privation matérielle et sociale (PMS). De façon inévitable, ces indicateurs ne se recoupent pas. En réunissant les items de PCDV et ceux de PMS, et en éliminant les doubles comptes, on obtient le total de 33 indicateurs évoqués plus haut.
Au final, il est difficile de ne pas admettre que ces approches permettent une représentation moins "simpliste" que le taux de pauvreté monétaire (dont on se gardera d'oublier qu'il a, lui aussi, donné lieu à confusion pendant des années entre le seuil à 50% du revenu médian et celui à 60%). En revanche, il est tout aussi difficile de ne pas admettre que ce foisonnement rend difficile de répondre à une question – apparemment – simple : quelle est la situation de la pauvreté en France, et ailleurs en Europe ?