Logement des salariés : un retour du lien de subordination à l'entreprise ?

Le manque de logements devient un frein à l'embauche dans les territoires en développement. De nombreuses initiatives émergent un peu partout, au risque de ressusciter le "lien de subordination" du salarié à son entreprise, a mis en garde la déléguée générale de l'Institut des hautes études pour l'action dans le logement (Idheal) Catherine Sabbah, à l'occasion des sixièmes Rencontres Coeur de ville, à Chartres.

Face à la crise de l'immobilier, les entreprises s'emploient de plus en plus à trouver des solutions à leurs salariés. Au risque de voir renaître le lien de "subordination" qui prévalait au XIXe siècle, du temps du fermage et du paternalisme industriel. Autrefois, "le patron fournissait tout, des services, des aménités, c'était un moyen de garantir la paix sociale", a exposé Catherine Sabbah, déléguée générale de l'Institut des hautes études pour l'action dans le logement (Idheal), mardi 10 décembre, lors d'une "masterclass" sur le thème "Plein emploi, plein logement : le couple habitat-travail est-il en crise ?" organisée dans le cadre des sixièmes Rencontres Cœur de ville, à Chartres (voir notre article du 11 décembre). Perdre son emploi signifiait alors perdre "un confort beaucoup plus large" et c'est "pour distendre ce lien" que le logement social a été inventé en 1894. Puis est apparu en 1953 le "1% logement", passé aujourd'hui à 0,45% à travers la participation des employeurs à l’effort de construction (Peec) que les entreprises de plus de 50 salariés acquittent auprès d'Action Logement. Sorte de pot commun qui a permis de "mutualiser" l'accès au logement, coupant ainsi le lien de subordination. Mais "aujourd'hui, on est en train de revenir vers ce schéma-là", soutient Catherine Sabbah.

"On ne peut pas loger nos salariés"

Car dans certains secteurs, les entreprises confrontées à des problèmes de recrutements ont bien compris que le logement était un facteur d'attractivité pour elles. Une enquête menée par la CPME en 2023 avait montré que 20% des patrons de PME rencontrent des difficultés à recruter en raison de manque de logements pour les candidats. "On entend une petite musique qui monte, des chefs d'entreprises qui disent : on ne peut pas loger nos salariés, on ne peut pas se développer, on ne peut pas créer d'emploi", ce qui est source de "blocages économiques", relate Catherine Sabbah. Ces salariés sont alors obligés de recourir à la débrouille : se faire loger chez des tiers, de la famille, voire "squatter" dans des campings… "Avant, on n'avait pas de logement parce qu'on n'avait pas de CDI, aujourd'hui, on ne signe pas de CDI parce qu'on ne trouve pas de logement", résume l'ancienne journaliste aux Echos.

De surcroît, la crise de l'immobilier a fortement érodé le pouvoir d'achat des Français. Le logement constitue aujourd'hui le premier poste de dépenses des ménages ; il représente plus de 30% du revenu des ménages et parfois "jusqu'à 40% pour les plus précaires". Les sociologues parlent de "spatial mismatch" pour décrire cette décorrélation entre marché du logement et marché de l'emploi. Ce qui se traduit par des installations toujours plus loin du lieu de travail et des temps de trajets toujours plus longs et coûteux. "Les gens qui font tourner les villes n'ont pas le droit d'habiter à côté de leur travail ?", interroge Catherine Sabbah, qui rappelle que le télétravail, souvent présenté comme une solution, ne concerne que 30% des métiers et pas ceux considérés comme "essentiels". Dans son rapport remis au gouvernement au mois d'avril, le député David Amiel tirait le signal d'alarme sur la situation des travailleurs des services publics (voir notre article du 18 avril).

Des logements pas construits aux bons endroits

Le sujet va devenir "une question très importante pour l'avenir des territories en développement", estime la déléguée générale. À cet égard, elle questionne la mauvaise répartition des constructions de logements à la lumière de la carte des projets industriels : 40% des logements construits entre 2010 et 2020 ne vont que dans 1% des communes. Avec la vallée de la batterie électrique et la construction d'un nouvel EPR, Dunkerque et Dieppe vont par exemple devoir accueillir des milliers de personnes dans les dix ans, d'abord pour construire les infrastructures, puis pour les faire tourner. Soit des profils (ouvriers le plus souvent seuls dans un cas, familles de cadres dans l'autre) et des aspirations très différentes. Pour la responsable de l'Idheal, "il faudrait développer une politique du logement extrêmement foisonnante" pour répondre à ces enjeux, avec "une spécialisation du logement par type de population. (…) Il faut faire en sorte que ce soit adaptable". Or, pour les collectivités, planifier ces besoins "suppose que l'anticipation industrielle soit exacte", "cela suppose aussi de réguler les prix et de réguler les résidences secondaires". Car à Dieppe aussi, le marché "Airbnb" est en croissance très forte, poussant les prix à la hausse. "EDF est quasiment devenue l'aménageur" de la cité normande, l'entreprise "réserve des campings pour loger des salariés" et des agences immobilières se sont spécialisées dans les "maisons pour acteurs du nucléaire".

Les initiatives foisonnent mais sans véritable ligne directrice. Confrontée à une crise des vocations d'infirmières depuis le Covid, l'APHP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) aide par exemple son personnel à se loger en centre-ville. La Banque postale et la SNCF s'appuient sur la Sofiap (Société financière pour l’accession à la propriété) pour proposer des prêts immobiliers aux salariés dès lors que leur logement se trouve à plus de 30 minutes de leur lieu de travail. Le dispositif créé il y a cent ans pour aider les cheminots à accéder à la propriété retrouve ainsi une nouvelle jeunesse. Le bailleur RATP Habitat réserve des logements sociaux aux salariés de la régie… 

Des solutions un peu inquiétantes

Certains chefs d'entreprises n'hésitent pas à faire construire eux-mêmes des logements neufs pour accueillir leurs futurs salariés en zone tendue. "Les entreprises cotisent à la Peec, mais doivent-elles pour autant se mêler du logement de leurs salariés ?", se demande Catherine Sabbah, qui s'étonne que "cela ne choque pas grand monde". "Ces entreprises ne considèrent pas que c'est aller au-delà de leurs fonctions, vu qu'elles se mêlent déjà de transports, de loisirs avec les comités d'entreprises, etc. C'est un facteur d'attraction, de fidélisation et de solidarité bien pensé", analyse Catherine Sabbah. Sauf que peu à peu se retisse le lien de subordination, avec "des solutions un peu inquiétantes". "Je n'entends pas grand monde là-dessus, comme si l'urgence des entreprises passait au-delà. (...) Personne n'a de solutions là-dessus. Le système du logement social devrait pouvoir répondre à ces enjeux, mais il n'est pas du tout suffisant."

Néanmoins, la déléguée générale de l'Idheal salue le changement de paradigme intervenu au sein de France Travail (ex-Pôle emploi) qui se place dans une logique de services proposés aux demandeurs d'emploi. "C'est peut-être une bonne piste." L'opérateur vient d'ailleurs de renouveler son partenariat avec Action logement pour faciliter l'accès au logement des demandeurs d'emploi (voir notre article du 30 août).