Renouvellement urbain - L'Institut de la ville durable incube à l'Anru
"Dans ce bâtiment en interaction permanente avec ses usagers, où l'immobilier cesse d'être immobile pour épouser le mouvement de la vie et de ses besoins, je suis venu vous dire que les quartiers ont pleinement droit à l'excellence, que la ville de l'avenir s'invente dans les quartiers tout comme ailleurs." Le bâtiment en question c'est "Challenger", le siège social de Bouygues Construction, la vitrine technologique et commerciale du groupe. C'est là que Myriam El Khomri, secrétaire d'Etat à la politique de la ville, a choisi de saluer, le 7 octobre dernier, le lancement du projet d'un Institut pour la ville durable (*). La veille, la lettre de mission pour la préfiguration de cet institut était partie de Matignon direction le bureau de Pierre Sallenave, encore directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine pour quelque temps. Les propositions sont à rendre "avant la fin du premier trimestre 2015 au plus tard".
Le choix de l'Anru pour préfigurer la ville durable peut sembler cocasse. L'Agence n'a-t-elle pas, selon les propos même de Jean-Louis Borloo, démoli plus de logements que le baron Haussmann lui-même ?
Quant à l'annonce du lancement dans les locaux de Bouygues Construction cela peut également sembler des plus étranges. En réalité, tout se tient.
Des démonstrateurs du savoir-faire français
Il y a 5 ans, l'Association française des entreprises privées (Afep) demandait à l'Etat de mettre en place des "démonstrateurs de développement urbain durable" sur le territoire national, qui seraient des vitrines à l'international du "savoir-faire collectif des entreprises françaises". L'idée était venue de Brice Lalonde, alors ambassadeur chargé des négociations internationales sur le changement climatique pour la France, se souvient Nicolas Boquet, en charge des questions de l'environnement et de l'énergie à l'Afep. Brice Lalonde était impressionné par les démonstrateurs allemands sur la ville durable à Fribourg et Hambourg, et par la démarche suédoise Symbiocity. Il s'était étonné auprès de l'Afep que la France ne soit pas en capacité de faire pareil alors qu'elle disposait des plus grandes entreprises internationales sur la question.
Brice Lalonde avait frappé à la bonne porte. Présidée par Pierre Pringuet, directeur général de Pernod Ricard, l'Afep est un lobby représentant 110 grands groupes privés exerçant leur activité en France. Bouygues en fait partie. Mais aussi : Alstom, Eiffage, GDF Suez, JC Decaux, Klepierre, Lafarge, Nexity, Peugeot, Renault, Schneider Electric, Suez Environnement, Thalès, Unibail-Rodamco, Veolia, Vinci…
Un marché de 50 milliards d'euros
L'Afep s'était en son temps félicitée de la mission sur la ville durable confiée par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault à Roland Peylet, conseiller d'Etat, et ancien conseiller à l'urbanisme d'un autre premier ministre, Lionel Jospin. La lettre de mission, datée de janvier 2014, demandait de "rechercher les moyens d'expérimenter la constitution d'une offre intégrée de démonstrateur dans un cadre juridique adéquat" mais aussi, plus largement, de "préciser les contours d'un Institut de la ville durable ayant vocation à réunir toutes les parties prenantes (Etat, collectivités, entreprises, société civile)".
Le rapport Peylet aurait été remis début juin dans la confusion du remaniement mais n'est pas tombé aux oubliettes. Il le remettra une seconde fois, jeudi 30 octobre prochain, à Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, et à Myriam El Khomri, qui devraient à cette occasion annoncer officiellement la nouvelle mission confiée à l'Anru par Manuel Valls.
Continuité, donc. Avec Manuel Valls qui mentionne, dès le second paragraphe de la lettre de mission, "le potentiel des marchés internationaux du développement urbain estimé à 50 milliards d'euros d'ici 2017". Et qui demande explicitement à l'Anru de "travailler en particulier à la sélection de 'sites pilotes' de ville durable, développant une offre intégrée impliquant fortement les acteurs économiques". La lettre précise que "certains sites éligibles au nouveau programme de renouvellement urbain pourront accueillir des démonstrateurs". D'où le choix de l'Anru pour réfléchir à la préfiguration de l'Institut. "L'Anru se positionne comme un incubateur de l'Institut pour la ville durable", souligne Valérie Lasek, en charge de la mission de préfiguration à l'Agence.
Au moins un site en renouvellement urbain
Du côté de l'Afep, on n'aime pas trop le terme de "démonstrateur". Nicolas Boquet préfère parler de "réalisations pilotes", un intitulé plus modeste qui évoque moins la perspective de constituer des "éléphants blancs". Et surtout, l'Afep ne veut pas se mêler du choix des sites. "Nous ne sommes pas dans une logique commerciale, mais dans une logique pré-commerciale", explique Nicolas Boquet. Tout juste l'Afep a-t-elle suggéré que le nombre de sites ne soit pas trop nombreux : trois à cinq, pas plus, de tailles différentes, qui mixeraient les fonctions habitat/tertiaire/transports et mobilité...
L'association a aussi suggéré trois types de réalisation : une réalisation "construction neuve", une réalisation "réhabilitation" et une réalisation mêlant constructions neuves et réhabilitations. Objectif : pouvoir montrer les savoir-faire sur des technologies différentes, et répondant à des demandes de publics différents. Dernière exigence : il faudrait qu'au moins un des sites ne soit "pas trop loin de Paris", pour y accéder rapidement depuis un grand aéroport international.
Pas question d'en faire des parcs d'attraction
Se pose alors la question sensible de la valorisation auprès des clients potentiels chinois, russes… Viendraient-ils par bus entiers "voir" la technologie française de la ville durable à l'œuvre "pour de vrai" ? Envisage-t-on des voyages de presse ? Des visites guidées ? "Il y a peut-être d'autres manières de donner à voir…", conteste Valérie Lasek, à l'Anru (**).
Il n'est pas question de faire des "parcs d'attraction", se défend Nicolas Boquet à l'Afep pour qui la valorisation, c'est un sujet qui viendra en son temps, à la fin des travaux. Voire "durant les travaux", envisage-t-il. Pour Valérie Lasek, la valorisation pourrait se faire encore plus en amont, dès la démarche de conception. Tout est encore ouvert. Et là encore, d'autres ont défriché le terrain (voir notre encadré ci-dessous)
Le noeud du problème : le Code des marchés publics
Le vrai problème, selon Nicolas Boquet, c'est le Code des marchés publics français. "Nous souhaitions que les entreprises répondent en consortium aux appels d'offres sur les sites pilotes de développement urbain au contraire de ce qui est fait dans le Code des marchés publics actuel qui découpe les offres en 'lots' indépendants et pour lesquels une seule entreprise par lot est finalement retenue", explique-t-il. Un problème que n'aurait pas résolu Roland Peylet, et que l'Anru est chargée de prendre à bras-le-corps. "La question du modèle économique, juridique et financier des démonstrateurs sera centrale", est-il écrit dans la lettre de mission, "c'est pourquoi vous définirez, en liaison avec le Commissariat général à l'investissement et le Commissariat général à l'égalité des territoires, les conditions financières et administratives permettant de concrétiser de tels projets".
Un énorme enjeu dont a pleinement conscience Valérie Lasek, même si l'ancienne conseillère de Cécile Duflot n'entend pas réduire l'Institut de la ville durable aux démonstrateurs et à la valorisation du savoir-faire des entreprises françaises. Comme si les entreprises étaient des partenaires incontournables, mais pas les uniques partenaires pour envisager la "ville durable". "L'Institut de la ville durable ne pourra produire tous ses effets qu'à condition que tous les acteurs de la rénovation urbaine contribuent à son développement", déclarait d'ailleurs Myriam El Khomri dans les locaux de Bouygues.
Un "lieu unique" accueillant un" partenariat élargi"
C'est pourquoi Valérie Lasek entend réunir "tous les acteurs concernés" dans ce "lieu unique" : grandes et petites entreprises (de la construction, de la gestion des réseaux, de développement du numérique dans la ville…), collectivités locales, Etat (Anru mais aussi CSTB, Ademe…), enseignants et chercheurs.
La gouvernance de l'institut devra refléter ce "partenariat élargi", peut-être sous la forme d'un GIP, peut-être sous la forme d'une fondation (la question est prématurée, elle se posera à partir de janvier, prévient Valérie Lasek). Imaginer un "cadre commun pour que des acteurs, qui avancent aujourd'hui en ordre dispersé, trouvent un lieu d'échanges pérenne, fédèrent leurs moyens et leur expertise", demande la lettre de mission, laissant entendre que les contributions financières seraient bienvenues.
La ville durable serait aussi intelligente
Dans ce lieu, réussir les démonstrateurs ne serait qu'un des aspects. L'Institut pour la ville durable devra surtout capitaliser les bonnes pratiques (éco-quartiers, projets Anru…), réfléchir à la "performance globale de la ville", développer les compétences dans un esprit décloisonné et initier des formations imposant le "travail en mode projet".
Car aujourd'hui, Myriam El Khomri en est convaincue, "infrastructures, transports publics, espaces verts, eau potable, assainissement : le cloisonnement de ces services fait obstacle à des innovations technologiques qui mobilisent l'économie circulaire et misent sur la réduction de la consommation de ressources". Il faut passer à autre chose : à la "ville intelligente" (à "un nouveau modèle urbain", dit la lettre de mission dans des termes encore plus vagues). Et dans l'esprit de la secrétaire d'Etat à la politique de la ville, la ville intelligente doit "bénéficier à tous les territoires et à tous les habitants". Voilà pourquoi l'objet de l'Institut serait de "catalyser l'émergence de la ville durable et d'en coordonner le déploiement territorial".
(*) Bouygues Construction organisait ce jour-là un évènement intitulé "Campus Innovation", avec l'objectif de "mettre en lumière les innovations, qui sont le moteur de la construction durable", auprès des "clients et partenaires du Groupe, mais aussi le grand public", selon l'entreprise.
(**) Par exemple en imaginant des "vitrines 3D" consultables partout dans le monde, comme le propose Vivapolis qui se présente justement comme "la marque ombrelle visant à fédérer les acteurs français – publics et privés – qui veulent promouvoir, à l'international, une ambition partagée d'un développement urbain durable" (voir aussi notre article ci-contre du 26 septembre 2013).
Valérie Liquet
Le pôle de compétitivité Advancity et l'AFTRP envisagent 50 démonstrateurs de "développement urbain durable" en Ile-de-France
Advancity, qui se présente comme le "premier pôle de compétitivité sur les produits et services urbains innovants", et l'AFTRP ont signé, le 3 juillet 2014, une convention de partenariat "pour initier, développer et expérimenter, grandeur nature, les innovations dédiées à la ville durable et à la mobilité". Cette convention de partenariat s'applique sur les 50 opérations d'aménagement de l'AFTRP, "avec l'ambition de faire de ces projets des démonstrateurs d'innovations à l'échelle de l'Ile-de-France en matière de développement urbain durable : efficience énergétique, nouvelles mobilités, gestion de l'eau et des déchets, participation citoyenne, technologies de l'information et de la communication au service des citadins et de la gouvernance des villes, …"
Advancity a naturellement vocation à être membre de l'Institut de la ville durable (IVD), considère Valérie Lasek, en charge de la mission de préfiguration de l'IVD à l'Anru, même si son champ d'action est limité à la région Ile-de-France.
VL