L'incendie de Lubrizol à Rouen rouvre la faille de l'urbanisation autour des sites industriels
L’arsenal de gestion du risque industriel offre plusieurs grilles de lecture à l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen. Ce nouvel accident industriel majeur en questionne en particulier l’un des piliers, la maîtrise de l’urbanisation autour des établissements à risque, et fait écho au récent détricotage du droit de l’environnement illustré par la réforme de l’évaluation environnementale.
Outils de maîtrise de l’urbanisation créés par la loi Bachelot de juillet 2003 à la suite de la catastrophe d’AZF de Toulouse en 2001, les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) organisent la coexistence des sites industriels à hauts risques - classés Seveso seuil haut, comme c’est le cas pour l’usine Lubrizol de Rouen - avec leurs riverains. Un processus lent au démarrage, désormais largement abouti si l'on s’en tient à la phase d’approbation : à ce jour sur les 388 PPRT à élaborer, environ 381 sont approuvés (dont celui de l’usine Lubrizol, le 31 mars 2014). L’action des pouvoirs publics ne s’arrête toutefois pas à l’exercice de planification, "mais doit se poursuivre pour s'assurer de la concrétisation des mesures de protection des populations", comme le rappelait une instruction gouvernementale du 31 mars 2016. À cet égard "nous entamons une période délicate", alertait Yves Blein, député LREM du Rhône et président d'Amaris (qui réunit les collectivités accueillant sur leurs territoires des activités générant des risques industriels majeurs), constatant dans le dernier rapport d’activité de l’association, que les PPRT "aux niveaux local et national, ne sont plus un sujet d’actualité de premier plan". "Pourtant, maintenir la dynamique est la condition sine qua non pour assurer la mise en œuvre effective des règlements", insistait-il. Concrètement mener à bien des mesures d’expropriation ou de délaissement pour les plus exposés, réaliser les travaux de renforcement des logements qui s’y imposent, définir des restrictions sur l’urbanisation future, etc. Des mesures très impactantes pour les territoires et souvent complexes à réaliser, d’autant que leur mise en œuvre relève majoritairement de la responsabilité des communes et intercommunalités.
De nombreux points de blocages restent à lever
C’est le cas pour le traitement des biens des acteurs économiques et des équipements publics (stades, piscines, salles des fêtes, crèches, bâtiments techniques, déchetteries, stations d’épuration, etc.), sur la signalétique à apposer dans les périmètres ou sur l’instruction des demandes d’urbanisme, "quotidiennement, les collectivités nous interpellent sur leurs difficultés", confirme le président d'Amaris, soulignant au passage qu’il est "par exemple impensable qu’une solution ne soit pas trouvée rapidement pour assurer l’avance du crédit d’impôt". S’agissant du financement des travaux prescrits aux logements existants, le dispositif a en effet été modifié plusieurs fois depuis sa création en 2003. Il repose actuellement sur un crédit d’impôt dont le taux est passé à 40% du montant des travaux, avec un plafond de 20.000 euros. Depuis la loi DDADUE du 16 juillet 2013, il est complété par une contribution des industriels et des collectivités à hauteur de 25%. Une des principales dispositions de l’ordonnance du 22 octobre 2015 a par ailleurs été d’offrir la possibilité pour les biens (autres que les logements) situés dans les secteurs de délaissement et d’expropriation de proposer la mise en place de mesures dites "alternatives" aux mesures foncières et financées de la même manière (par financement tripartite État-collectivités-industriel à l’origine du risque). Là encore le dispositif peine à démarrer, une instruction du 7 novembre 2017 a précisément pour objet d’encourager à y recourir.
Un projet d’écoquartier
Un écoquartier visant à reconvertir près de 90 hectares de friches industrielles et portuaires (2.500 logements, 250.000 m2 de bureaux, 15.000 usagers et habitants, etc. ) devrait sortir de terre d’ici 2021 à quelques encablures de l’usine Lubrizol (2,5 km) sur les communes de Petit-Quevilly et Rouen. Comme la majeure partie de l’agglomération, l’écoquartier en question est concerné par des périmètres d’intervention, notamment le plan particulier d’intervention (PPI), mais hors du périmètre du PPRT Lubrizol, et donc au-delà des périmètres où l’urbanisation est interdite. Le PPI ne fixe quant à lui aucune contrainte réglementaire, urbanistique ou constructive. Il définit les moyens de secours mis en œuvre et leurs modalités de gestion en cas d'accident dont les conséquences dépassent l'enceinte de l'installation à risques concernée. La métropole Rouen-Normandie s’est retranchée derrière cet argumentaire pour ne pas donner suite à l’invitation de l’Autorité environnementale (AE) de présenter dans l’étude d’impact "les effets potentiels en cas d'accident majeur sur le site Lubrizol sur le périmètre de ZAC".
Vague d'assouplissements
Le prisme du droit de l’environnement permet de pointer d’autres facteurs de compréhension de l’incendie de l’entrepôt Lubrizol. Un premier coup de canif a ainsi été donné à la procédure d’évaluation environnementale des projets, plans et programmes par l’ordonnance du 3 août 2016 et son décret d’application (n° 2016-1110) suivis de près par le décret du 4 juin 2018 (n° 2018-435). Pour les ICPE (installations classées pour la protection de l'environnement), le texte modifie en particulier la nomenclature (rubrique n°1), de façon "que ne soient soumises à évaluation environnementale que les créations d'établissements classés Seveso et les modifications faisant entrer un établissement dans cette catégorie" (c’est-à-dire le premier dépassement du seuil Seveso bas). Ce que la notice n’explique pas, c’est que désormais ce ne sont plus les installations qui sont visées, mais bien les établissements. France nature environnement (FNE) avait alerté dès la mise en consultation du projet de décret sur ce changement de vocable d’apparence anodin. En bref, l’ajout sur un site existant d’installations dépassant individuellement ce seuil, donne dorénavant lieu à un cas par cas comme pour l’ajout de n’importe quelle rubrique ayant un seuil d’autorisation, et non plus à évaluation systématique. Avec la loi Essoc de 2018, c’est au niveau organique que s’est opéré le basculement, pour confier au préfet et non plus à l'autorité environnementale le soin de déterminer si la modification ou l'extension d'une installation existante nécessite d'être soumise à évaluation environnementale.
Ecran de fumée
Un assouplissement dont a bénéficié l’usine Lubrizol pour accroître à deux reprises (en janvier et en juin 2019) les capacités de stockage de substances dangereuses sur le site, sans diligenter d’étude d’impact. Au bout du compte, difficile d’y voir clair. Sachant que pour des raisons de sûreté, notamment des risques attentat, on ne rend plus publics aujourd'hui les arrêtés des ICPE de façon "brute", avec l’ensemble des quantités et des natures de produits stockés sur un site. Un dispositif orchestré par une instruction gouvernementale du 6 novembre 2017 suite aux actes de malveillance commis en 2015 sur le site Seveso d’Air Product à Saint-Quentin-Fallavier et celui de Lyondell Basell à Berre-l’Etang. Après la catastrophe chez Lubrizol à Rouen, l’association Robin des Bois - qui avait vivement critiqué cette instruction lors de sa présentation - demande aux pouvoirs publics de révéler l’inventaire qualitatif et quantitatif des substances, produits et déchets présents sur le site.
Rôle pivot du préfet
D’autres remparts pourraient tomber, notamment sous couvert de simplification. C’est ce qui apparaît à la lecture du projet de loi énergie-climat qui confie au préfet l’ensemble des décisions de soumettre au cas par cas les projets à évaluation environnementale. Une tendance que le dernier comité exécutif du Conseil national de l’Industrie est venu confirmer, le 23 septembre dernier, soit trois jours avant l’incendie de Lubrizol. Sur la base des propositions du rapport du député Guillaume Kasbarian (LREM, Eure-et-Loir), le Premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé une vague de nouvelles mesures destinées à "accélérer nos implantations industrielles". Il y est notamment question "d’accélérer les délais au cas par cas en fonction des territoires", en donnant là encore un rôle pivot au préfet (lire notre article du 19 septembre 2019). Il lui appartiendrait ainsi de choisir entre une consultation électronique du public ou une enquête publique pour certains projets soumis à autorisation ne faisant pas l’objet d’étude d’impact. Après consultation du public et sans attendre l’autorisation environnementale finale, le préfet aurait également le pouvoir d’autoriser le démarrage d’une partie des travaux lorsqu'ils ne requièrent pas d’autorisation spécifique (dérogation aux espèces protégées, zones Natura 2000, défrichement…).