Les écrans, "catastrophe éducative et sanitaire en puissance", à l’agenda du gouvernement
Faut-il réguler davantage, interdire ou restreindre l’accès des mineurs aux écrans et aux réseaux sociaux ? Comment mieux accompagner les familles sur ce sujet ? Ces questions sont désormais posées au plus haut sommet de l’État, le gouvernement attendant les recommandations d’une commission d’experts pour décider. En Seine-et-Marne, un maire vient d’obtenir le "oui" de sa population pour une démarche globale de limitation des écrans, y compris dans l’espace public.
Seine-Port va devenir une "commune sans smartphone", probablement la première en France. C’est ce qu’ont décidé les habitants de cette petite commune de Seine-et-Marne (1.900 habitants), qui ont approuvé, ce samedi 3 février 2024, une charte comportant des recommandations pour l’espace domestique, des "restrictions" pour l’espace public et des mesures d’accompagnement des familles (voir notre encadré ci-dessous).
Cette démarche, qui a été fortement médiatisée, survient au moment où l’exécutif affiche une prise de conscience sur les impacts négatifs de la surexposition aux écrans des enfants et des adolescents. "Les écrans sont une catastrophe éducative et sanitaire en puissance", a affirmé le Premier ministre, Gabriel Attal, le 30 janvier 2024 devant les députés, lors de sa déclaration de politique générale. Après l’interdiction du téléphone portable au collège en 2018, le gouvernement se donne pour objectif de "mieux réguler l’usage des écrans dans et en dehors de l’école pour nos enfants".
Des experts pour "déterminer le bon usage des écrans pour nos enfants"
"Il en va de l'avenir de nos sociétés et de nos démocraties", a estimé le président de la République le 16 janvier dernier lors de sa conférence de presse, alors que les initiatives sur le sujet se multiplient à l’échelle internationale. Emmanuel Macron a chargé, début janvier, une commission d’experts (professionnels de santé, juristes, spécialistes de l’éducation et du développement de l’enfant...) d’établir un consensus sur l’impact des écrans sur les moins de 18 ans et de proposer des solutions. Sur la base des recommandations de cette commission, attendues fin mars, "nous déterminerons le bon usage des écrans pour nos enfants dans les familles", a annoncé le chef de l’État, qui n’a pas exclu "des interdictions, des restrictions".
Ces mots semblent faire débat jusqu’au sommet de l’État, la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités ayant par exemple d’emblée écarté de possibles interdictions. "On n'est pas au coeur de chaque foyer. En revanche, prévenir, informer pour aider, c'est beaucoup plus efficace", a déclaré Catherine Vautrin le 1er février à l’occasion de la publication du deuxième baromètre Fondation pour l’enfance / Ifop sur les usages numériques des familles et leurs conséquences sur le développement des enfants de 0 à 6 ans. Selon ce dernier, "96% des parents placent le numérique en tête des facteurs les plus influents sur le développement de leurs enfants" et deux tiers des parents interrogés "observent des conséquences négatives (impatience, énervement) liées à l’utilisation des écrans par leur enfant". "Le temps d'écran quotidien moyen dépasse 56 minutes chez les enfants de deux ans, 1h20 chez ceux de trois ans et demi", a rappelé Catherine Vautrin, citant une étude publiée au printemps 2023 par Santé publique France. La ministre indique que le comité d’experts doit se prononcer sur l'efficacité des dispositifs existants et formuler "des recommandations de régulation" chez les enfants ainsi que des mesures d'accompagnement pour les adultes.
Questionnements sur la place du numérique à l’école
Des interdictions, des restrictions, des mesures qui aillent au-delà de la sensibilisation, c’est pourtant bien ce qu’espèrent les associations, professionnels, experts et parents qui étaient réunis le 27 janvier 2024 autour des troisièmes "Assises de l’attention", organisées par le collectif Attention et notamment de l’association Lève les yeux. Parmi les difficultés les plus citées pour les enfants, la surexposition aux écrans entrave le sommeil, la capacité d’attention, le langage, les relations sociales (cyberharcèlement, addiction aux réseaux sociaux et à des intelligences artificielles génératives telles que Character.ai permettant de dialoguer avec des "amis virtuels") et le lien parents-enfants. Elle est aussi une cause majeure de la hausse de la sédentarité, contribue à "une épidémie de myopie" actuellement constatée et réduit l’exposition à la lumière naturelle, souligne notamment Servane Mouton, neurologue qui copréside la commission d’experts voulue par le chef de l’État.
Sur le numérique éducatif, un rapport est régulièrement cité : celui du Conseil supérieur des programmes de juin 2022 sur "la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques". Nuancé, l’avis ne masque pas les risques associés à un environnement numérique scolaire, le CSP estimant notamment que "l’apprentissage et l’assimilation des connaissances, ainsi que l’accès aux savoirs et l’indépendance intellectuelle qui en découlent, sont mis en péril par l’offre d’accès à l’information facilitée et encouragée par l’environnement numérique". Si l’équipement des lycéens et collégiens en ordinateur ou tablette est de plus en plus fréquent, il ne fait pas l’unanimité parmi les régions et départements. A l’instar du Collectif de lutte contre l’invasion numérique à l’école (Coline), des parents s’organisent parfois localement pour s’opposer à ces projets et dénoncer les injonctions contradictoires de la part du système scolaire.
Le maire de Seine-Port voulait "faire le buzz" et "cela a marché", de nombreux médias ont relayé sa démarche de "commune sans écran" ou "sans smartphone". Le but : alerter sur les conséquences néfastes d’une surexposition des enfants aux écrans, notamment en matière de santé, et donner des outils concrets aux familles de sa commune. Conçue par un groupe composé d’élus, d’enseignants, de parents et grands-parents et de professionnels de santé, la "charte communale pour la limitation de l’usage des écrans" qui a été approuvée, ce 3 février, par les habitants de Seine-Port, prévoit des recommandations pour l’usage des écrans dans les familles : les "quatre pas" de la psychologue clinicienne Sabine Duflo (pas d’écran le matin, pas pendant les repas, pas dans la chambre de l’enfant et pas avant d’aller se coucher). Et, en écho, "quatre pas" sont formulés sur l’usage des smartphones dans l’espace public : "pas devant l’école", "pas chez les commerçants", "pas à plusieurs dans l’espace public ou associatif" notamment dans un jardin public et "pas en marchant dans la rue". "Tout cela, c’est pour la sécurité, la bienveillance, les échanges et puis les enfants", décrypte pour Localtis Vincent Paul-Petit, maire Seine-Port. Ce dernier se déclare satisfait du résultat de la consultation (56% pour) et du taux de participation (20% des inscrits) : "Les référendums, c’est toujours risqué pour un maire, surtout sur quelque chose de clivant et qui n’est pas simple, qui nécessite une réflexion." S’il comprend que tous ses habitants n’adhèrent pas à la démarche, le maire déclare désormais vouloir "mettre en œuvre cette charte". Avant de faire installer des panneaux dans les lieux concernés, il doit rédiger un arrêté, avec précaution puisque l’interdiction est avant tout symbolique - la commune n’ayant pas autorité pour verbaliser dans ce domaine. Mais Vincent Paul-Petit appelle à ne pas négliger l’importance d’une "parole publique qui comprend des interdits", pour aider des parents démunis face aux effets des écrans et à la dimension conflictuelle qu’entraîne la limitation des écrans dans les foyers. La charte comprend d’ailleurs un troisième volet de soutien des familles, avec l’ambition de proposer des occupations alternatives dans l’espace public. Malgré le manque de moyens dont dispose sa commune, le maire souhaite développer des temps d’animation sportive ("pour que les parents puissent envoyer leurs enfants dehors en toute sécurité"), un ciné-club pour les enfants, une bibliothèque et des contes, des temps d’échange et de convivialité pour tous les habitants… Et, pour aider les familles à échapper à une forme de pression sociale sur l’équipement en smartphone, la commune entend désormais offrir à chaque jeune entrant en sixième, en plus du dictionnaire qui était donné jusqu’à présent, un téléphone neuf touches… "en contrepartie d’un engagement [des parents] à ne pas acheter de smartphone avant l’entrée au lycée". "Ce n’est pas très populaire", admet le maire qui évoque ses "collègues qui font des pleines pages sur TikTok" pour s’adresser aux jeunes… Mais Vincent Paul-Petit espère ainsi "contribuer à la prise de conscience" et attend désormais beaucoup des initiatives gouvernementales en cours. |