Les bibliothèques : des outils de démocratisation culturelle entre évolutions et tensions

Une conférence en ligne organisée par la BPI a présenté les évolutions à l'œuvre dans les bibliothèques municipales ces vingt dernières années. À défaut d'une "grande mutation", ces équipements ont connu une territorialisation accrue dans leur fonctionnement et apparaissent bien au rendez-vous de la démocratisation culturelle.

Il n'y a pas eu de grande mutation des bibliothèques municipales en France ces vingt dernières années, mais une évolution qui a entraîné des effets positifs comme des tensions. Tels sont les principaux enseignements, communiqués lors d'une conférence en ligne tenue le 20 février, d'un travail de recherche lancé à l'initiative de la BPI (Bibliothèque publique d'information) et mené par les agences Villes innovations et Bureau des possibles. 

À travers cette recherche, il s'agissait de savoir si, à l'instar de ce qui s'était produit dans les années 1990-2000 avec la mutation des bibliothèques en médiathèques, les lieux de lecture publique avaient connu plus récemment une "seconde grande mutation". À cette question, Raphaël Besson, de l'agence Villes innovations, répond clairement par la négative. Pour ce spécialiste des tiers-lieux, les bibliothèques n'ont fait que s'adapter progressivement aux évolutions de la société. Surtout, "il n'y a pas de mise en scène de cette transformation de la part des bibliothécaires". D'autant plus que ces derniers émettent de très fortes critiques au regard des "modèles" en tout genre. "La profession n'en peut plus des modèles, modèle des médiathèques, modèle des tiers-lieux, modèle du numérique qui, il y a quinze ou vingt ans, avait fait dire à une série d'auteurs que c'était la fin des bibliothèques", analyse-t-il. D'ailleurs, l'enquête fait ressortir que, malgré l'enjeu de la dématérialisation, la question des collections apparaît très peu parmi les préoccupations des professionnels.

"Processus de diversification multiple"

À défaut de grande mutation, deux phénomènes de transformation apparaissent tout de même marquants. Tout d'abord  un "processus de territorialisation" : les bibliothèques travaillent de plus en plus en réseau sur leur territoire, et il existe désormais une coordination entre les politiques de lecture publique et les politiques culturelles territoriales, voire les politiques sociales et éducatives, que ce soit à travers les schémas de lecture publique, les contrats territoires-lecture, etc. Avec, dans un certain nombre de cas, un accompagnement partenarial de la part des bibliothèques départementales. 

D'autre part, Raphaël Besson pointe un "processus de diversification multiple, des métiers, des fonctions et des espaces". Le chercheur évoque le passage des espaces traditionnels des bibliothèques – lecture, travail – vers des espaces dédiés au jeu vidéo, au fablab, voire à des jardins partagés ou à des espaces dédiés à l'action sociale qui permettent d'accueillir certains services publics. Il note que l'on voit apparaître dans les organigrammes des bibliothèques des fonctions nouvelles : chargés de mission numérique, chargés de développement territorial, spécialistes de l'action culturelle territoriale, etc. "Il y a de plus en plus de compétences et de métiers gérés par les bibliothèques", synthétise-t-il. Bien entendu, ces nouvelles fonctions répondent, comme des échos, à une diversification des usages et des usagers.

Un ancrage territorial "encore inachevé"

Autre enseignement de cette recherche : ces évolutions ont déjà produit des effets, tantôt positifs, tantôt négatifs. Côté positif, Raphaël Besson, note une augmentation de la fréquentation des bibliothèques et une diversification des types de publics. "Au regard des objectifs, les bibliothèques apparaissent donc comme un lieu culturel spécifique et cochent la case de la démocratisation culturelle", se félicite-t-il. Ces nouveaux usagers sont en outre l'objet d'une attention particulière qui vise à les intégrer dans la programmation et la gestion des bibliothèques. On cherche désormais à mieux comprendre leur situation sociale, familiale, etc., quitte à changer de positionnement vis-à-vis des usagers.

Côté négatif, Raphaël Besson estime que si l'ancrage territorial est plus affirmé, il "semble encore inachevé". Les bibliothèques ont encore besoin d'être accompagnées, de bénéficier d'une ingénierie territoriale renforcée, notamment pour répondre à ces enjeux de territorialisation et de diversification des fonctions, des espaces, des métiers ou des usages. 

Car les évolutions ont fait naître des tensions à différents niveaux. Il existe ainsi "beaucoup de controverses sur l'évolution des métiers". Le chercheur parle même de "malaise identitaire" chez les professionnels qui ne reconnaissent plus le cœur de leur profession, même si, pour certains, ces évolutions offrent des opportunités intéressantes, notamment quand la dématérialisation d'une masse importante de ressources vient "relégitimer" leur métier.

Désinstitutionnalisation et désacralisation

Raphaël Besson souligne encore "une forme de désinstitutionnalisation, de désacralisation des bibliothèques, qui, elles non plus, ne sont pas complètement maîtrisées". "Les bibliothécaires nous disent qu'il y a toujours une représentation sociale, dans l'imaginaire collectif, de la bibliothèque comme lieu dédié au travail, silencieux, illustre le chercheur. Là, il peut y avoir des frottements, des tensions issus de la non-maîtrise du processus de désinstitutionnalisation."

Des conflits d'usages peuvent alors naître entre bibliothécaires et nouveaux usagers, notamment  des jeunes qui ne restent pas toujours dans l'espace qui leur est réservé. Ou encore des tensions entre professionnels issus de "cultures professionnelles très différenciées", comme les professionnels des bibliothèques, d'un côté, et ceux de secteur social, de l'autre. Cela "ne fonctionne pas du tout naturellement", analyse Raphaël Besson. 

In fine, les bibliothèques apparaissent comme "des lieux culturels qui n'ont pas la nécessité de survaloriser la mutation permanente – ce qui, aujourd'hui, est une question obsessionnelle de la part des tiers-lieux – et pourtant des lieux qui, sans le dire, évoluent en permanence. Et ce sont des lieux d'appropriation culturelle populaire", conclut Raphaël Besson.