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Politique de la ville - Le rapport Bacqué-Mechmache trace les contours d'un "empowerment à la française"

Participer, c'est bien beau ; agir, c'est mieux. Et donner aux habitants des quartiers populaires les moyens de le faire, c'est ce que propose le rapport de la sociologue Marie-Hélène Bacqué et du président d'AC Le Feu Mohamed Mechmache. Ils dessinent, dans un rapport remis lundi 8 juillet à François Lamy, ce que pourrait être un "empowerment à la française" et son financement. Une vision non consensuelle, qui donne de sérieux coups de griffes à la démocratie représentative pour mieux imposer l'idée d'une alternative "participative".

François Lamy s'est vu remettre, lundi 8 juillet, par Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, non seulement le rapport qu'il avait commandé en janvier dernier sur la participation des habitants des quartiers populaires, mais aussi un tee-shirt sur lequel était inscrit "La démocratie ne se fera pas sans nous". Le même tee-shirt que celui arboré par le président du collectif AC Le Feu qui affirme haut et fort : "Nous ne voulons plus seulement être écouté."
Le titre du rapport est quant à lui à rallonge. "Pour une réforme radicale de la politique de la ville" devait sembler trop réducteur aux deux auteurs qui y ont ajouté : "ça ne se fera plus sans nous" (marque de fabrique : AC Le Feu) puis "citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires" (où on reconnaît là la patte de la sociologue-urbaniste). Le couple "improbable au démarrage", selon les dires du ministre délégué à la Ville, a abouti à trente propositions inspirées par les 300 personnes auditionnées durant la mission, les 60 visites de terrain et la conférence citoyenne ayant réuni une centaine d'habitants membres d'associations et de collectifs les 29 et 30 juin derniers. Trente propositions : un chiffre symbolique "30 ans après la Marche pour l'égalité et contre le racisme", a précisé Marie-Hélène Bacqué.

Le droit de vote des étrangers, un préalable

Donner le "pouvoir d'agir" aux habitants des quartiers populaires passerait par une politique d'empowerment non pas sur le mode anglo-saxon dont le concept est hérité, mais "à la française", c'est-à-dire qu'elle "ne serait pas conçue comme un moyen d'accompagner la disparition des moyens, ni de remplacer le droit commun ou les services publics". Au contraire, l'empowerment à la française impliquerait une "intensification des politiques publiques, mais de politiques publiques co-élaborées et qui s'appuient sur les initiatives citoyennes", estiment les auteurs du rapport. Cette politique suppose également la "reconnaissance des collectifs, amenant à dépasser la hantise française du communautarisme", précisent-ils.
Démocratie participative, certes (même si les auteurs du rapport ne se reconnaissent pas dans cette expression galvaudée), mais qui ne s'oppose pas à la démocratie représentative puisqu'une des propositions est précisément d'accorder le droit de vote aux étrangers pour les élections locales. Ce serait même un "véritable préalable pour parler de participation dans les quartiers populaires", insistent-ils.
C'est à un "projet d'émancipation et de transformation sociale" qu'ils en appellent. Et pour cela, ils ont réfléchi à la manière d'"encourager l'autonomie de la société civile grâce à des garanties procédurales, des moyens, en favorisant l'existence d'un réseau associatif et de collectifs mobilisés dans une perspective de changement social".

Il n'y a pas de raison que "seule la démocratie représentative reste financée"

D'où la proposition phare du rapport Bacqué-Mechmache, de créer une "autorité indépendante en charge de la gestion d'un fonds de dotation pour la démocratie d'interpellation citoyenne", parce qu'il n'y a pas de raison que "seule la démocratie représentative reste financée". D'ailleurs, les collectivités locales et les partis politiques ne seraient pas représentés dans la gouvernance de la structure.
Ce fonds serait abondé par deux sources qui feront également grincer des dents et rendent l'entreprise improbable : 1% seraient prélevés sur le financement public des partis politiques et 10% sur les réserves parlementaires. Cette proposition permettrait de lever 70 millions d'euros, selon Mohamed Mechmache.
Cette somme ne servirait pas au financement de projets d'actions ou d'animation, mais uniquement à "soutenir la prise de parole citoyenne" (notamment pour ceux qui aujourd'hui ne l'ont pas, la parole) et d'ouvrir ainsi sur une "construction conflictuelle de l'intérêt général" assumée. "Les élus ont tout à y gagner", assure Marie-Hélène Bacqué, les invitant à considérer "le contrepoids démocratique comme un levier et pas comme une menace".
Le premier servi par ce fonds pourrait bien être la "plateforme associative nationale", autre proposition phare du rapport. Composée de collectifs et de représentants associatifs, "reconnue par la puissance publique", cette plateforme aurait différentes missions : échange d'expériences, formation des acteurs associatifs, participation à l'évaluation de la politique de la ville, interpellation des pouvoirs publics, lancement d'expérimentations…

A table !

Au niveau local, à l'échelle du quartier plus précisément, les auteurs du rapport suggèrent également des lieux de concertation reconnues et soutenues par les pouvoirs publics : des "tables locales de concertation" (ou "tables de quartier", l'expression n'est pas encore figée). Un concept venu cette fois du Canada.
Ces tables mèneraient "la coordination et la transversalité de l'action associative", elles pourraient "nourrir la discussion et la représentation citoyenne des groupes de pilotage", elles permettraient également de "mobiliser les acteurs associatifs", de "faciliter la discussion entre différents segments du milieu associatif", de "développer des actions et un projet commun"… et aussi de couper les têtes des "barons du tissu associatif", dénoncés par Mohamed Mechmache. Elles seraient financées par l'Acsé dans le cadre des contrats de ville. Ce financement servirait notamment à recruter un "coordinateur de table" (ou "développeur"), qui pourrait être mis à disposition par la fonction publique.

Une fondation pour sortir des "logiques clientélistes"

Troisième proposition phare : créer une "fondation régionalisée pour le financement des actions pour la solidarité sociale", dont les fonds viendraient de financements publics et privés. Les auteurs du rapport pensent qu'une telle structure pourrait "favoriser une liberté d'action du tissu associatif" et "gagner en indépendance".
Car ils ont observé que les associations sont "parfois prises dans des logiques clientélistes ou partisanes" ou, tout du moins, "fortement dépendantes des financements des collectivités territoriales et de l'Etat". Sont notamment visés les financements de l'Acsé pour les projets locaux qui "nécessitent l'accord des élus locaux et du préfet selon des critères qui ne sont pas toujours explicites ni transparents", critiquent les auteurs du rapport.
La fondation en récupérerait donc une partie et compléterait son abondement côté fonds publics avec les ministères concernés par la politique de la ville et les collectivités territoriales qui ne seront pas rancunières. Les fonds privés viendraient d'entreprises et de dons individuels. Tout ce petit monde se retrouverait dans un conseil d'administration comprenant un collège associatif, un collège représentant les organismes publics et un collège représentant le monde économique (entreprises et syndicats).
Tout cela servirait non pas à soutenir des projets en tant que tel mais à "soutenir les associations et les collectifs oeuvrant pour la solidarité et l'engagement social, en priorité en direction des populations les plus vulnérables ou victimes de discriminations".

Cobayes

Et comme "les freins à la participation des citoyens, de façon générale et dans les quartiers populaires, ne sont pas seulement institutionnels", les auteurs du rapport s'attaquent aussi aux "cultures politiques et professionnelles qui favorisent les démarches d'encadrement plus que d'accompagnement". Le principal défaut des élus et des agents : ils "reconnaissent peu les savoirs des citoyens" (ils les connaissent peu aussi d'ailleurs), lesquels citoyens ont le sentiment d'être considérés comme "des cobayes", dixit Mohamed Mechmache qui valorise quant à lui leur capacité à co-élaborer, co-décider, co-évaluer... bref, "coproduire".
Pour y remédier, les auteurs du rapport suggèrent de développer la formation des professionnels et des élus, mais aussi de favoriser la promotion de professionnels issus du travail social. L'idéal serait de "travailler à des binômes" entre travailleurs sociaux et agents administratifs chargés de mission politique de la ville, envisage Mohamed Mechmache.

Ce qu'en retient François Lamy

S'il y a peu de chance que François Lamy porte le tee-shirt offert Mohamed Mechmache, au Conseil des ministres du 11 juillet où il devrait présenter son projet de loi sur la réforme de la politique de la ville, le ministre délégué à la Ville s'est engagé à introduire dans son texte des éléments du rapport Bacqué-Mechmache.
On devrait au moins s'attendre à voir marquée dans le marbre de la loi cette idée de "coconstruction" des habitants et des outils pour y parvenir, par exemple celui des tables de quartier dont le ministre s'est engagé à ce qu'elles soient expérimentées dans les douze sites pilotes de préfiguration des futurs contrats de ville (*).
Après, les propositions précises du rapport ne sont pas nécessairement d'ordre législatif ou nécessitent, de l'avis du ministre, davantage d'expertise. François Lamy soutiendrait par exemple, auprès de ses collègues du gouvernement, la création de la plateforme associative. Mais il estime que le périmètre de la "fondation régionalisée" destinée à subventionner, sur fonds publics et privés, les associations travaillant à "la solidarité et l'engagement social" gagnerait à être précisé. Par exemple, il verrait bien un rapprochement avec une fondation également envisagée en faveur du développement économique.

La mise à jour du logiciel institutionnel

Quant à la structure "pour la démocratie d'interpellation citoyenne", le ministre ne s'est pas emballé. C'est peu de le dire. "Il y a beaucoup de partenaires à rencontrer", a-t-il prudemment expliqué, et puis, "il y a déjà le Cese [NDLR : Conseil économique et social environnemental]" qui représente la société civile. Quant au financement proposé par le rapport, "il a l'avantage de ne pas créer de financement supplémentaire", a-t-il commenté, sans s'étendre sur les inconvénients.
Quant au droit de vote des étrangers aux élections locales, François Lamy a rappelé que le président de la République s'était engagé à présenter cette mesure après les municipales et qu'aujourd'hui, la nécessaire majorité des deux tiers au Parlement n'était pas "encore" réunie pour que cette mesure passe.
Permettre aux habitants de devenir "coconstructeurs de leur projet de territoire", c'était le quatrième des cinq engagements que François Lamy avait pris à l'issue de la concertation nationale sur la réforme de la politique de la ville, le 31 janvier dernier. "Je sais qu'il s'agit d'une conception de l'action publique qui n'est pas encore inscrite dans notre logiciel institutionnel, voire culturel. Mais un logiciel, ça se met à jour", avait alors déclaré François Lamy. Pas sûr qu'il s'était attendu à ce que les missionnés aillent si loin.

Valérie Liquet

(*) Les agglomérations d'Amiens, d'Evry, Plaine Commune, de Rennes, de Lille, de Nîmes, d'Auch, de Dijon, de Mulhouse, d'Arras, de Toulouse et de Fort-de-France.