Investissements - Le plan Juncker, insuffisant pour combler le déficit d'investissement ?
S'il présente "des nouveautés intéressantes", le plan Juncker constitue "une réponse trop modeste et trop tardive aux problèmes d'investissements en Europe". C'est le jugement que porte Enrico Letta, vice-président de l'Institut Jacques Delors, en préface d'un volumineux rapport sur le plan d'investissement européen. Il rappelle que le plan envisage de mobiliser 100 milliards d'euros supplémentaires par an sur trois années (315 milliards d'euros au total), alors que le déficit d'investissement en Europe est estimé à environ 200-300 milliards d'euros par an. De plus, le principe d'additionnalité, pourtant au cœur du dispositif (le plan vise à financer des projets risqués qui ne l'auraient pas été autrement), pourrait bien ne pas être respecté. "De l'argent public européen serait alors utilisé pour financer des projets qui auraient très bien pu être financés par de l'argent public national ou de l'argent privé." Il serait fort probable, enfonce-t-il, que le Feis (fonds européen pour les investissements stratégiques), le bras financier du plan, "profite de façon disproportionnée aux zones les plus développées, qui sont aussi celles qui ont le moins besoin d'investissements soutenues par la puissance publique européenne". Pour rappel, la Banque européenne d'investissement qui gère le plan dispose d'une garantie publique 21 milliards d'euros de garanties, à laquelle s'ajoute 42,5 milliards de cofinancement de la part des banques publiques dont 8 milliards issus de la Caisse des Dépôts pour le cas de la France.
Risque de "renationalisation"
Or, selon le rapport, il existe un "risque concret de renationalisation". Le plan pourrait servir à soutenir des projets cofinancés par une banque nationale de développement (BND), projets "qui auraient été financés, dans tous les cas, par une BND à elle seule".
De fait certaines interrogations se sont fait jour, notamment sur la notion de "risque", avec le financement par exemple de centres de soins en Irlande, la modernisation d’une usine de lait en Normandie ou encore le grand contournement ouest de Strasbourg…
Autre constat qui va dans le sens du rapport : les premiers bénéficiaires du plan sont pour l'heure essentiellement les pays les plus développés : la France, l'Italie, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l'Espagne ou, dans une moindre mesure, l'Allemagne… En revanche, la Bulgarie, la Roumanie, la République tchèque, la Hongrie et les Pays baltes sont aux abonnés absents (or les pays d'Europe centrale et orientale ont notamment de grands besoins en matière d'efficacité énergétique). Tant est si bien que la Commission a pris soin d'annoncer, le 18 avril, que le plan arrivait enfin en Grèce ! Il servira à financer de nouvelles lignes de production dans une "entreprise industrielle", dont le nom n'est pas encore dévoilé.
Dix recommandations
Le rapport propose dix recommandations pour rectifier le tir. Pour rééquilibrer la répartition géographique des projets, l'institut compte notamment sur la nouvelle plateforme de conseil en investissements (EIAH en anglais) mise en place en septembre dernier. Mais elle lui apparaît pour l'heure sous-dimensionnée au regard des enjeux. Il propose de faire passer de 30 à au moins 40 millions d'euros par an la contribution du budget européen et de renforcer son ancrage local. La plateforme devra également répondre aux besoins d'ingénierie des pays disposant de marchés financiers moins sophistiqués ou d'administrations moins aguerries sur ces questions.
Alors que le plan Juncker préconise l'élaboration de plateformes d'investissements (sur le mode de sociétés de projets par exemple), afin d'agglomérer des projets de petite taille pour atteindre les seuils d'éligibilité, le rapport met en garde contre une perte de contrôle sur la sélection des projets finaux. Il préconise ainsi de mettre en place des normes minimales sur l'évaluation et la sélection des projets.
Le rapport recommande aussi la création de "réserves publiques de projets d'infrastructures", comme le font par exemple le Royaume-Uni ou les Pays-Bas. Ces vitrines de projets à financer permettraient aux investisseurs de se positionner plus en amont.
Budget européen d'investissement
Les rapporteurs profitent de l'occasion pour plaider pour plus d'intégration européenne et de fédéralisme. Ils réclament ainsi une plus grande coordination entre Bruxelles et les banques nationales de développement. Ils demandent de revoir la "clause d'investissement" prévue du pacte de croissance et de stabilité, actuellement "largement inefficace" - cette clause permet aux Etats membres de s'écarter des règles budgétaires pour cofinancer des projets financés par des fonds européens. Et, enfin, d'instaurer une "budget d'investissement européen". Une façon de raviver le débat sur la création d'un "ministre européen des finances" défendue notamment par l'actuel commissaire aux affaires économiques et monétaires, Pierre Moscovici. Pour l'institut, un tel budget servirait à rééquilibrer les investissements vers les pays qui en ont le plus besoin.