L’Assemblée nationale planche sur les "freins à la réindustrialisation"
Alors que le "printemps industriel" connu entre 2021 et 2023 semble terminé, une commission d'enquête de l'Assemblée auditionne à bâtons rompus pour comprendre "les freins à la réindustrialisation" et trouver les moyens d'un rebond. L'occasion d'entendre la voix d'experts bien connus des collectivités.

© Capture vidéo Assemblée nationame/ David Cousquer, directeur de Trendeo
"Fin 23, nous étions à 9,7% d'industrie dans le PIB. Mi-24 à 9,5. Fin 24 à 9,3 (…) Techniquement, nous connaissons de nouveau une phase de désindustrialisation." En quelques chiffres, Olivier Lluansi, professeur au Cnam et auteur du livre Réindustrialiser, le défi d’une génération, a douché le narratif sur la "réindustrialisation". C’était il y a quelques jours devant une commission d’enquête de l’Assemblée créée à l’initiative du RN dans le cadre de son "droit de tirage", pour explorer "les freins à la réindustrialisation" sur les quatre dernières décennies et plus récemment avec le retournement conjoncturel. S’il y a bien eu un "printemps" de 2021 à mi-2023, observe ce spécialiste, la tendance s’est inversée. Certes, dans son dernier baromètre de l’industrie, Bercy a voulu se rassurer en évoquant un simple "ralentissement" (voir notre article du 14 mars). Mais tous les observateurs s’accordent à dire que ce baromètre - qui englobe les extensions de sites et pas seulement les créations d’usines et qui, surtout, ne prend pas en compte les emplois créés ou détruits -, est bien insuffisant pour refléter la réalité de la situation. De fait, si Bercy évoque un solde positif de 89 ouvertures de sites, le cabinet Trendeo parvient au résultat pessimiste de 19 pertes d'usines en 2024. Le plus bas niveau depuis 2015. L'industrie est quand même parvenu à gagner 8.102 emplois l'an dernier, mais avec une forte dégradation au second semestre (2.888 perdus selon le cabinet, voire même 3.100 selon l'Insee).
Un rapport avant l'été
Dans une note récente, Intercommunalités de France remettait en cause la priorité gouvernementale donnée aux politiques verticales de filières et aux "destructions créatrices" au détriment des politiques territoriales comme les 183 Territoires d’industrie. Des Territoires d’industrie dont le président de l’association Sébastien Martin se demandait récemment dans La Tribune pourquoi le gouvernement ne se décidait pas à convoquer leur assemblée générale. Ce qui n'a pas eu lieu depuis novembre 2023. Le point de vue des intercommunalités est partagé par Olivier Lluansi (qui fut d’ailleurs le premier délégué aux Territoires d’industrie) pour qui les filières de rupture que le gouvernement cherche à développer à travers France 2030 sont sans doute "essentielles" mais elles ne représentent qu’un tiers du potentiel de réindustrialisation du pays. "Les deux autres tiers, c'est de la modernisation et du développement du tissu des PMI et des ETI ancrés dans nos territoires."
Dans le climat de doute actuel et de tensions internationales exacerbées (avec la perspective des droits de douane américains), la commission d’enquête conduit ses travaux à bâtons rompus, en vue d’un rapport cet été. Son président est le député Ensemble des Yvelines Charles Rodwell qui, en 2023, avait remis un rapport à Elisabeth Borne sur l’attractivité dans lequel il défendait l’idée d’un contrat d’implantation d’une durée de cinq ans entre l'Etat, la région et l'agglomération d'accueil pour favoriser l’implantation des PMI (voir notre article du 13 décembre 2023). A deux ans de la présidentielle, l’enjeu devient éminemment politique. "Le Rassemblement national a choisi d’en faire le thème prioritaire du début de la législature", souligne le rapporteur, le député Alexandre Loubet (Moselle), pour qui la commission doit servir de "caisse de résonance des acteurs de l’industrie, publics comme privés – salariés, industriels, élus, administrations"…
Foncier industriel
L’accès au foncier est revenu comme un thème récurrent de cette première série auditions. Entendu ce 27 mars, le gérant-fondateur du cabinet Trendeo David Cousquer a ainsi pointé les faiblesses du site France pour accueillir les grands projets industriels. Ceux de plus de 200 hectares. Depuis 2016, sur les 1.529 projets de ce type recensés par le cabinet au niveau mondial, la France n’en a obtenu que 0,2%. Ce qui la place au 54e rang mondial, entre le Qatar et la Norvège. David Cousquer plaide pour que dans chaque région, il y ait une zone de plus de 400 hectares "préaménagée, acceptée, éventuellement négociée avec des compensations écologiques". Ce qui permettrait d’éviter les conflits. A noter à cet égard que, dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie des entreprises, examiné en séance à l'Assemblée à partir du 8 avril, le gouvernement actuel entend exempter les projets industriels du champ de la Commission nationale du débat public (CNDP), comme l'envisageait déjà Michel Barnier avec la censure de son gouvernement. Lancer de grands projets industriels dans le dos du public ? Voilà qui ne va pas dans le sens d'une meilleure "acceptabilité".
A l’opposé, Olivier Lluansi invite, lui, à ne pas oublier les petits projets pour lesquels la tension s'est accrue avec l'objectif du zéro artificialisation nette (ZAN). "Monter des cathédrales dans des territoires, c'est des objets de fierté" mais "80% des projets industriels ont besoin de moins de 2 hectares", estime-t-il. Le foncier fait partie des "5 F" qu'il identifie comme principaux freins : le financement (face au faible engouement pour les produits d'épargne créés par la loi industrie verte, il propose de passer par les canaux mutualistes régionaux), les formalités et la simplification, la formation (avec actuellement une très forte déperdition puisque la moitié des 125.000 personnes formées dans les métiers de l'industrie rejoignent d'autres secteurs) et la fiscalité (le poids des impôts de production et le coût de l'énergie).
Coût de l'énergie
La géographe Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie et RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Centre de recherche en gestion (Cerege) de l'Université de Poitiers, a aussi pointé, lors de son audition le 13 mars, "la situation énergétique française", autre sujet d'inquiétude des industriels (voir notre article du 26 mars). "En moyenne, le prix de l'électricité en Europe est deux fois plus élevé qu'aux USA, trois fois plus élevé qu'en Chine (…). Et sur le gaz, quand vous avez du gaz aux Etats-Unis inférieur à 10 euros du mégawattheure grâce au gaz de schiste, il est en général supérieur à 40 euros" en Europe. Cette situation conduit à ce qu’elle appelle le "triangle de l’enfer". "Nous avons un État endetté, nous ne voulons pas augmenter la dette. Nous voulons préserver le pouvoir d'achat des Français et nous voulons préserver la compétitivité des industriels, qui sont confrontés à des défis majeurs de transition. À un moment, l'équation est presque impossible, sauf à accepter de changer de doctrine, notamment en matière concurrentielle." "On ne peut pas vouloir réindustrialiser sans changer les règles du jeu", a-t-elle martelé, alertant sur les "surcapacités de production" chinoises. Alors qu'une nouvelle réforme du marché de l'électricité est annoncée en 2026 dans le cadre du plan européen pour une industrie propre, Olivier Lluansi estime que l'industrie ne peut plus attendre et qu'il faut dès à présent engager un rapport de force à Bruxelles pour sortir 15 à 20% de la production d'électricité nationale (environ 60 Twh) et la réserver aux industriels (voir notre article du 20 janvier).
Mener la bataille du "bas de gamme"
Auteur d'un rapport de 2020 sur les dépendances industrielles remis à la Banque des Territoires, David Cousquer a aussi contesté "la volonté stratégique globale de se concentrer sur le haut de gamme" et appelé au contraire à mener la "bataille du bas de gamme" adossée à un nouvel élan de robotisation. La focalisation sur le haut de gamme "est une stratégie qui conduit à laisser beaucoup de trous dans la raquette et à importer massivement les objets du quotidien, alors qu’on sait faire de l’entrée de gamme en France", a-t-il souligné, prenant l’exemple de Bic qui exporte plus de 60% de sa production à partir de la France. Il demande aussi aux régions de s’investir davantage dans leurs "champions locaux". Elles ne "doivent pas hésiter à entrer au capital précocement des PME les plus prometteuses chez elles, pour pouvoir les suivre, pour pouvoir éventuellement leur trouver des partenaires, pour les épauler, pas pour les contrôler, pas pour créer un socialisme municipal élargi".