Industrie et énergie : pour Olivier Lluansi, il devient "urgent" d'enclencher un rapport de force en Europe
Auditionné par la commission des affaires économiques du Sénat, le spécialiste de l'industrie Olivier Lluansi est revenu sur les causes profondes du retournement de l'industrie qui avait amorcé un "printemps" en 2021 et 2022. Selon lui, le coût de l'énergie place la France et l'Europe dans une situation critique. Et il devient urgent de conduire un bras de fer avec la Commission européenne pour pouvoir soutenir la filière nucléaire et isoler 10 à 15% de la production d'électricité au profit de l'industrie.
"Le printemps de notre réindustrialisation que nous avons eu en 2021 et 2022 est terminé et nous ne sommes pas dans l'été qui aurait dû suivre." Devant la commission des affaires économiques du Sénat, l'expert des questions industrielles Olivier Lluansi est revenu, mercredi 15 janvier, sur les deux principales causes qui selon lui expliquent le net ralentissement actuel de l'industrie, lequel se traduit par un solde de créations d'usines négatif depuis la fin du 1er trimestre 2024, la décroissance de l'emploi industriel à la fin du 3e trimestre 2024… Il s'agit bien selon lui d'une "tendance" et pas d'un "accident", dont les premiers signes sont apparus il y a près de deux ans. La première raison est selon lui la fin de la logique de France relance qui avait permis de créer plus de 100 sites industriels par an, remplacée par celle de France 2030 qui repose – comme tous les plans industrie de ces dernières années - sur des "paris technologiques, sans avoir le socle industriel nécessaire", celui-ci ayant été "lessivé". Exemple avec la filière hydrogène : 20% des compétences nécessaires au développement d'une telle filière sont liées à la molécule d'hydrogène quand 80% sont des compétences industrielles de base (mécanique, sidérurgie, plasturgie, robinetterie…). "Nous ne pouvons pas devenir un pays leader de l'hydrogène en concentrant nos efforts que sur le haut si nous n'avons pas le socle", prévient l'ancien délégué aux Territoires d'industrie qui aime à répéter que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation se trouvent déjà dans les territoires.
Un rapport de 1 à 10 entre les Etats-Unis et l'Europe
Le deuxième point de rupture est la crise de l'énergie liée à la guerre en Ukraine qui a mis fin à l'approvisionnement en gaz russe bon marché. "C'était un avantage comparatif notamment pour l'industrie allemande, qui lui a permis de résister, c'était notre dernier avantage compétitif structurel par rapport à la Chine." "Nous faisons un choix de valeurs par rapport à un choix économique", a-t-il souligné sans remettre en cause ce choix géopolitique vis-à-vis de la Russie qui place l'économie européenne dans une situation critique. "Le mégawattheure de gaz aux Etats-Unis coûte 6 à 7 euros ; arrivé en Europe, il coûte 40 euros", après application de la taxe sur les quotas de CO2, il est vendu 65 euros sur le marché. Soit "un rapport de 1à 10" entre les Etats-Unis et l'Europe… "Comment voulez-vous êtes compétitif si vous avez 2% de gaz dans votre structure de coûts… il va vous revenir 20% plus cher", a-t-il insisté.
"Je pense que nous avons aujourd'hui les moyens du rapport de force"
Pour l'ancien conseiller industrie de François Hollande, la France doit aujourd'hui pousser son avantage sur le nucléaire, d'autant qu'après les difficultés de fissures de corrosion rencontrées en 2022, ayant conduit à fermer plusieurs réacteurs, EDF a réalisé un effort considérable pour retrouver "le contrôle de son appareil productif". Il propose que les aides européennes puissent cibler les nouveaux réacteurs et d'isoler 10 à 15% de la production d'électricité nationale afin de la mettre à disposition de l'industrie française "pour la rendre compétitive et surtout décarbonée". Deux solutions aujourd'hui entravées par un "blocage européen". "Dans notre situation, nous ne pouvons plus continuer de jouer les règles classiques de nos rapports à l'Europe", considère encore celui qui a été 5 ans en poste à la Commission européenne et en connait bien les rouages. "Si la Commission ou l'Allemagne nous opposent des objections, ce qu'ils ne manqueront pas de faire, je pense que nous avons aujourd'hui les moyens du rapport de force : si nous limitons nos exportations et nos interconnexions à l'Allemagne, je pense que l'Allemagne et le reste de l'Europe se trouveraient dans une situation tellement préjudiciable qu'ils accéderaient à notre demande". "Je ne vois plus aujourd'hui d'autre solution, elle est urgente."
"Nous sommes une sorte de pays en voie de développement"
Autre sujet d'inquiétude : la concurrence chinoise, notamment sur les véhicules électriques. Olivier Lluansi propose une "forme de protectionnisme de dentelles" sur 100 à 150 productions essentielles pour lesquelles l'Europe accuse aujourd'hui un retard technologique. Seul moyen de s'en sortir, selon lui : imposer deux contreparties dans les négociations sur des transferts de technologie et un partage de la sécurisation d'approvisionnement sur les métaux stratégiques. Un appel à la lucidité. "Nous sommes une sorte de pays en voie de développement (…). Nous avons de très beaux restes, mais l'idée de demander des transferts de technologie sur l'accès d'un marché, c'est la position que le Brésil a prise lorsque nous lui avons vendu des sous-marins, c'est la position que l'Inde a prise lorsque nous lui avons vendu des Rafale, ce sont typiquement des positions de pays en retard technologique."
Fonds d'épargne régionaux
Olivier Lluansi est également revenu sur l'idée défendue dans son dernier ouvrage "Réindustrialiser. Le défi d’une génération" (Déviations), tiré du rapport qu'il avait remis au gouvernement au printemps 2024 : la création de fonds d'épargne régionaux fléchés sur l'industrie, tels que celui mis en place par la région Auvergne-Rhône-Alpes ou la Bretagne. Soutenir l'effort de réindustrialisation sur dix ans nécessiterait de mobiliser 200 milliards d'euros, soit 2 à 3% de l'épargne financière, a-t-il souligné. Seulement la banque-assurance est aujourd'hui dans le "refus d'obstacle", comme en attestent les trois échecs de livrets épargne industrie que les précédents gouvernements ont tenté de lancer. D'où l'idée de s'appuyer sur les régions, au moins dans un premier temps. Ces fonds régionaux pourraient rapporter 4 à 5%, "bien plus que le livret A". "Il faudrait que toutes les régions le fassent et collectent de l'ordre du milliard d'euros par région (...). A ce moment là je suis certain que notre système banque-assurance nationale, qui a pour l'instant toujours décliné ce type d'investissement là, se rendra compte qu'il y a derrière un marché de quelques centaines de milliards d'euros d'investissement, qui est celui du financement en haut de bilan des PME."