Olivier Lluansi : "Une réindustrialisation sans trajectoire environnementale serait vouée à l'échec"

Après son rapport sur la réindustrialisation à l'horizon 2035, remis au gouvernement au mois d'avril, Olivier Lluansi enfonce le clou dans un nouveau livre intitulé "Réindustrialiser, le défi d'une génération". Pour le consultant (Senior Advisor pour PwC), la réindustrialisation n'est pas une fin en soi, elle répond à des enjeux de cohésion territoriale, de souveraineté économique et de réduction de l'empreinte environnementale. Un objectif de "balance commerciale en biens équilibrée" correspondant de 12% à 13% de la part d'industrie dans le PIB d'ici 2035, lui semble soutenable mais implique de nombreux changements. Pour l'ancien délégué interministériel aux Territoires d'industrie, il faut faire davantage confiance au "potentiel caché des territoires". Il préconise notamment la création de fonds d'épargne régionaux.

Localtis - Où en est la "réindustrialisation" que l'on nous promet depuis quelques années ?

Olivier Lluansi - La bataille de la réindustrialisation n'est pas gagnée, elle vient même à peine d'être engagée. Mais n’en oublions pas la finalité : on ne réindustrialise pas pour réindustrialiser. Derrière cette réindustrialisation, il y a la question de répartition géographique de cette richesse : l'industrie s'installe à 70% dans les territoires, c'est donc un moyen de cohésion territoriale de répartition de richesse. On l'a vu très clairement par la contraposée, la désindustrialisation qui a touché de plein fouet des territoires qui ont été paupérisés économiquement, puis socialement, qui ont décroché politiquement. La 2e finalité d’une réindustrialisation, c’est la souveraineté. On en a tous été témoins pendant la crise du covid et celle de l'Ukraine. Quand vous dépendez à 80% des fournitures de molécules actives de l'Inde ou de la Chine, dès qu'il y a des tensions sur l'approvisionnement, votre souveraineté sanitaire est remise en cause. Et quand on n'a pas de souveraineté, on n'a pas la maîtrise de son destin. La troisième finalité, c'est la réduction de notre empreinte environnementale, sachant que 50% de notre empreinte carbone est importée. Nous n'aurons une économie circulaire qu'en réinventant des produits, par la remise en route d'un génie industriel. Voilà pourquoi je reste très motivé par ces enjeux.

On a vécu avec un investissement politique important, que ce soit Nicolas Sarkozy avec les Etats généraux de l'industrie, François Hollande avec le rapport Gallois et les Plans Montebourg, puis Emmanuel Macron avec France Relance, France 2030, la loi Industrie verte... Sauf que cette action a mené à une décennie de stabilisation. On ne désindustrialise plus mais on ne réindustrialise pas encore, même s'il y a eu des signaux positifs qui, pour certains, sont en train de s'essouffler.

Lesquels ?

Sur les dernières années, on a créé 20.000 emplois industriels par an, il en faudrait 60.000 pour être sur la trajectoire de réindustrialisation qu'on a recommandée, qui est à la fois ambitieuse mais réaliste. On a créé entre 100 et 120 usines par an entre 2020 et 2022. Or, depuis la crise de l'énergie de 2022, ce chiffre décroit, le PIB industriel n'augmente pas (on ne l'a d'ailleurs jamais vraiment vu augmenter). Tous ces indicateurs montrent que nous ne sommes pas vraiment sortis de cette décennie de stabilisation alors que c'est une nécessité, comme on l'a vu à travers la crise des gilets jaunes qui pose véritablement la question de la répartition des richesses entre les différents territoires de notre pays, puis à travers la crise sanitaire. Quand on n'a pas de masque, plus d'amoxicilline, cela interroge collectivement sur notre appareil productif.

Dans votre trajectoire de réindustrialisation pour 2035, vous partez d'objectifs "raisonnables", jugeant l'objectif de l'ancien gouvernement de 15% de part de PIB trop ambitieux au regard, notamment, de la capacité électrique du pays…

Plusieurs points ont attiré l'attention de notre groupe de travail. Nous sommes tous des pro-industrie, mais la réalité objective nous a conduits au constat que cet objectif de 15% en 2035 était intenable pour trois raisons. Il demanderait trop de foncier au vu du respect du principe du zéro artificialisation nette. Or, nous sommes convaincus qu'une réindustrialisation qui ne respecterait pas nos objectifs environnementaux serait vouée à l'échec, car elle perdrait le soutien d'une partie de la population. Par ailleurs, en 2035, nous n'aurons pas encore les nouvelles centrales nucléaires. RTE nous a dit qu'avec 15% d'industrie, nous irions au-delà des limites de sécurité du réseau électrique tel que prévu en 2035. Le troisième point est que nous n'avons pas l'outil de formation suffisant pour former toutes les compétences industrielles dont nous aurions besoin dans une trajectoire à 15%. Il faudrait quasiment le doubler. Cela pourrait passer par des arbitrages budgétaires mais, plus généralement, nous savons que ces métiers ne sont pas attractifs, nous avons une bataille culturelle à mener. Même si on avait l'attractivité et les formations, il faudrait faire basculer un million de salariés des services vers l'industrie et sans doute envisager une vague migratoire équivalente, comme on en a connu dans les années 50 et 60. Nous n'étions pas convaincus que cela correspondait à la vision du pays sur les questions migratoires.

Nous préconisons donc de ramener cet objectif de 15% du PIB (contre moins de 10% aujourd'hui, ndlr) à 12, 13% à l’horizon 2035. Mais nous avons aussi voulu rendre cette formulation plus compréhensible, car le point de PIB ne parle pas à grand monde. Nous avons donc proposé la formulation d’une "balance commerciale de biens équilibrée en 2035", c'est-à-dire que la France vende à ses partenaires européens et non européens autant de biens qu'elle leur en achète, à cet horizon de temps. 

Que manque-t-il à la France pour enclencher un vrai mouvement de réindustrialisation ?

Nous proposons une feuille de route décomposée en actions que l'on peut mettre en place immédiatement, sachant que, si le "15%" nécessaire pour nous ramener dans la moyenne européenne n'est pas possible en dix ans, il doit rester l'objectif à long terme. Comme cela va prendre du temps, il y a urgence de commencer le plus tôt possible, on ne peut pas rester avec le statut de dernier de la classe européenne, à la hauteur de la Grèce, en ayant derrière nous Chypre, Malte et le Luxembourg qui ne sont pas des économies avec lesquelles j'ai tellement plaisir à comparer l'économie française. La feuille de route se décompose en propositions de moyen et long terme et en propositions de court terme. Ce qui est frappant, c'est qu'on a beaucoup d'atouts qu'on ne mobilise pas. Je vais en citer un pour exemple : la France est le pays le moins dense d'Europe. Nous savons que nous pouvons tenir la trajectoire de réindustrialisation que nous fixons tout en respectant le principe de ZAN, mais avec d'autres règles, comme celles proposées par le préfet Rollon Mouchel-Blaisot dans son rapport. Or, aujourd'hui, notre politique sur le foncier industriel repose sur des règles aveugles à la diversité des territoires, descendantes, qui nous ont complètement bloqués. Un autre atout que nous pourrions mobiliser rapidement est notre épargne. On investit tous les ans dans notre industrie 80 à 90 milliards d'euros pour maintenir notre industrie à 10% du PIB. Si on voulait atteindre l'objectif qu'on s'est fixé, il faudrait investir 20 milliards d'euros de plus. Ce qui, sur dix ans, représente 200 milliards d'euros. C'est 2 ou 3% de notre économie, soit à peu près la somme que les Français détiennent en bons du trésor américain qui, eux, financent l'Inflation Reduction Act, cette pompe à projets industriels qu'ont mis en place les Etats-Unis. Avec notre épargne, nous avons une ressource. Il n'est pas nécessaire de créer des fonds de pension, ni de rentrer dans le débat sur la retraite par capitalisation. Cette épargne, elle existe, elle est sur des livrets A ou sur de l'assurance vie. Il faudrait qu'on soit capable de la flécher vers notre industrie. Nous avons proposé de créer des fonds régionaux sous l'impulsion politique des conseils régionaux et avec des équipes professionnelles de gestion de fonds qui sont déjà présentes dans toutes les capitales régionales. L'idée serait de créer une épargne territoriale avec du sens : j'investis une petite partie de mon épargne en développant mon territoire, ma région... Ces dispositifs existent déjà en Auvergne-Rhône-Alpes, en Bretagne ou en Occitanie. Simplement, ils n'ont pas encore la taille et la maturité nécessaires. Ils sont de l'ordre de la centaine de millions d'euros, il faudrait les faire grandir à la taille du milliard d'euros par région. Et là, on commencerait à avoir un outil de financement de notre réindustrialisation ciblé sur les PMI et les ETI.

 

Dans votre feuille de route, vous arrêtez 8 priorités à court terme (promotion du Made in France, ancrage territorial, formation, foncier, financement, compétitivité et image de l'industrie).  Et vous insistez sur le "potentiel caché des territoires"…

Nous avons en effet une politique de réindustrialisation - qui est assez alignée sur ce que propose Mario Draghi – axée sur la décarbonation et l'innovation de rupture. Ce sont les deux piliers de France 2030 notamment. Mais en sus, nous avons une singularité en France. L'Europe est restée une puissance industrielle, sa balance commerciale en biens par exemple est restée positive structurellement. Avec le covid et la guerre en Ukraine elle est devenue négative conjoncturellement mais elle est déjà redevenue positive pour l’Europe là où nous avons un déficit de 60 milliards d'euros par an depuis à peu près 20 ans en France. L'Europe dit qu'il faut se décarboner, qu'il faut innover. Très bien mais la France a un 3e objectif structurant, c'est d'augmenter quantitativement son tissu industriel. Or, ce un volet manque à notre politique industrielle, c'est l'accompagnement des ETI ou des PMI ancrées dans les territoires. Dans un précédent rapport publié par La Fabrique de l'industrie, nous avions mis en lumière un véritable potentiel que nous avions qualifié de "caché", parce que nous avions découvert de nombreux projets qui passaient sous le radar de la puissance publique. La BPI a depuis confirmé cela par une étude assez extensive sortie en mai dernier, auprès d'à peu près 3.000 chefs d'entreprises industrielles : si nos PME et ETI réalisaient toutes leur plan de développement, si on les accompagnait à réaliser ce qu'elles souhaitent faire, nous aurions déjà fait les deux tiers de notre trajectoire de réindustrialisation. Hélas, ces projets ne sont pas suffisamment "de rupture" ou n'entrent pas dans le cadre de la décarbonation pour être éligibles à des programmes comme France 2030. Et aujourd'hui, ces entreprises ne se sentent pas soutenues, leurs chefs d'entreprise ne trouvent pas de foncier, pas de financement, pas de gens formés…

A cet égard, comment jugez-vous le programme Territoires d'industrie que vous avez mis en place et qui vient d'être reconduit ? Et est-ce que le soutien public vous semble suffisant ?

Territoires d'industrie a été un des moyens de rendre visibles ces projets-là. Cette logique territoriale heurte un certain nombre de manières de penser notre politique industrielle, elle leur est pourtant complémentaire, mais elle est récente et n'a pas toujours eu tous les soutiens. Il a fallu un arbitrage à l'Elysée pour accorder une enveloppe de 100 millions d'euros par an à Territoires d'industrie, c'est une enveloppe prise sur le fonds vert, qui est donc contrainte à des objectifs de décarbonation. On retombe dans le même biais, on n'a pas la complémentarité que j'aurais aimée pour accompagner des projets de modernisation de l'outil productif et d'augmentation des capacités. Et puis, sa pluriannualité n'a pas du tout été assurée. Quant à son dimensionnement, il est pour moi insuffisant. J'avais milité pour une enveloppe de 300 millions d'euros par an qu'on serait venu abonder par une autre enveloppe de 300 millions d'euros de fonds européens et une contribution équivalente des régions. Le tout copiloté régionalement par le préfet de région et le président de région, comme l'avait été le fonds d'accélération des projets industriels mis en place dans le cadre du plan de relance. 


Comment la politique d'achat peut-elle être mobilisée ?

Nous avons travaillé ces sujets à travers les acheteurs publics et privés. Sur la commande publique, nous appliquons de manière zélée les textes européens sur la non-préférence nationale. Si nous avions une commande publique plus vertueuse, en s'alignant par exemple sur les pratiques allemandes, tout en restant bien dans un cadre européen, nous pourrions générer de l'ordre de 15 milliards d'euros de chiffre d'affaires supplémentaire du Made in France. Cela correspond à un quart de notre déficit commercial de biens ! Pour cela, il y a un changement de jurisprudence et des pratiques à faire naître. Nous avons trois grandes centrales d'achats, deux dans la fonction publique hospitalière et une généraliste, qui sont tout à fait outillées juridiquement et techniquement pour montrer le chemin aux autres acheteurs publics qui sont parfois un peu esseulés. L'acheteur public d'une petite commune ne va pas affronter le droit de la concurrence et le droit européen. Mais si on lui prépare le terrain, il se sentira conforté dans sa démarche. Sur la commande inter-entreprises, le sujet est un peu différent. Quand un acheteur allemand va voir son directeur des finances ou son directeur général pour lui dire "j'ai acheté du Made in Germany", il a un sentiment d'approbation a priori parce que le Made in Germany résonne pour tout le monde comme "qualité". Il coche au moins une des trois cases de l'achat qui sont qualité-prix-délais. Le même acheteur, en France, n'aura pas la même réaction en face. Pourtant, les directeurs des achats interentreprises sont convaincus qu'ils sont capables de faire 15 milliards d'euros de plus de Made in France mais ils ont besoin d'un petit outil simple à utiliser qui permettrait de convaincre leur directeur général ou leur directeur des finances que cet achat crée de la valeur pour l'entreprise. 

Que manque-t-il à l'appareil de formation pour répondre au changement d'échelle que vous appelez de vos vœux ?

Nous avons suffisamment de formations aux métiers industriels jusqu'à Bac+3 pour alimenter la réindustrialisation. Mais, derrière ce constat positif et parfois surprenant, on a deux vrais sujets. Tout d'abord, la carte des formations (c'est-à-dire avoir les bonnes formations, aux bonnes compétences, aux bons endroits). Nous ne prenons pas assez en compte la faible mobilité des Français. Il faut former dans les territoires, pour les besoins des territoires. Aujourd'hui, on a plus une logique par métiers que par territoire. Il faudrait inverser les priorités. Certaines régions l'ont parfaitement intégré mais, comme on fonctionne par publics (apprentis, demandeurs d'emploi, formation initiale), on n'a pas la bascule nécessaire. Le deuxième point, pour lequel on pourrait avoir des résultats rapides, c'est l'attractivité des métiers industriels. Une présidente de région me disait : "On a localisé nos formations, on a fait le travail, en revanche nos formations restent à moitié vides. On les remplit avec des gens qui n'ont pas la vocation, ou qui y vont par défaut." C’est à cause de cela que nous avons 60.000 postes vacants. Ce manque d'attractivité des métiers pourrait dépendre de trois causes. 1) On ne serait pas bien payé dans l'industrie, ce qui est faux, on y est même mieux payé que dans les services à formation équivalente 2) On a un problème d'image de l'industrie : l'image que nous avons collectivement, ce n'est pas Charlie Chaplin, ce n'est pas Zola, mais elle reste coincée quelque-part dans les années 80. Or, depuis, il y a l'industrie 4.0 qui est passée par là, on a des sites beaucoup plus automatisés et beaucoup moins de tâches pénibles et répétitives, etc. Seulement, la réalité des métiers industriels est encore méconnue des Français. Il y a beaucoup d'initiatives faites dans tous les territoires mais la "mayonnaise" n'a pas encore bien pris. Elle va prendre, j'en suis convaincu. J'aimerais bien qu'on fasse une grande campagne nationale, un peu comme la campagne "S'engager" de l'armée. 3) Il faut reconnaître que tout n'est pas parfait dans l'industrie. Les modèles d'organisation mécanistes sont de moins en moins compatibles avec les attentes des jeunes générations. On ne peut pas télétravailler dans un atelier. Les nouvelles organisations du travail sont un grand chantier à mener avec les organisation syndicales et patronales, dans les territoires, par filière, par branche... 

Si le nerf de la guerre est l'énergie, la fabrication du prix de l'électricité prive aujourd'hui la France d'un de ses rares avantages comparatifs. Comment retrouver des marges de manœuvre ?

L'Europe a tout intérêt à ce que la France soit en bonne santé économique et sociale. Or, si on a un avantage hérité du passé qui est notre production électronucléaire, les règles européennes appliquées de manière assez strictes avec le marché de l'électricité - qui est une cathédrale intellectuelle d'une complexité sans nom - ne nous permettent pas en théorie de le valoriser. Néanmoins, depuis un certain nombre d'années (cela a commencé par le rapport de force engagé par le Royaume-Uni pour financer la construction de la centrale d'Hinkley Point), il y a ce concept de Contract for Difference qui dit : si vous avez un projet de décarbonation, par exemple, vous pouvez d'une matière ou d'une autre déroger à la règle absolue du prix du marché, parce que vous apportez un avantage à la société. Depuis, ce concept a évolué et lorsqu'il s'est agi de voir comment nous allions commercialiser l'électricité issue du nucléaire à partir de fin 2025, c'est-à-dire à la fin de l'Arenh (un régime transitoire autorisé par l'Union européenne), il y avait deux solutions sur la table : les contrats de long terme et, celle que je recommande, une approche justifiée par un Contract for Difference. Les deux mécanismes présentent des risques juridiques vis-à-vis de la Commission européenne et passent par un rapport de force entre la France et l'Europe. En novembre 2023, un arbitrage a été fait, le gouvernement a choisi la solution des contrats de long terme. Comme le disait un cadre de RTE, cette décision est inconséquente avec notre choix de réindustrialiser. Cela n'est pas une bonne décision pour notre réindustrialisation parce qu'on se prive, comme vous l'avez dit, d'un de nos derniers avantages comparatifs, compétitifs et structurels. C'est une bonne décision pour les finances d'EDF, c'est sans doute une bonne décision pour les finances de l'Etat qui récupèrera une partie de cet argent (soit par les dividendes soit par une super-taxe sur les profits), mais c'est une espèce de transfert de richesses du consommateur d'électricité, dont l'industrie, vers ces acteurs-là. Le scénario A n'a pas fonctionné parce que les marchés ont anticipé une baisse de la consommation d'électricité du fait de la désindustrialisation, et le prix est tombé en dessous du prix fixé par le gouvernement, et donc quasiment aucun contrat n'a été signé. Je demande donc qu'on revienne à la solution B qui consisterait à faire une poche d'électricité avec un prix "régulé", permettant d'alimenter l'industrie à un prix compétitif, stable et prévisible. 

Plus généralement, vous appelez à faire du "judo avec l'Europe"…

On a la culture du "bon élève" de l'Europe. Or, ce que j'ai pu constater – j'ai quand même passé cinq ans à la Commission européenne – c'est que ce type d'attitude là n'est pas uniformément appliqué. Un certain nombre d'Etats membres dont l'Allemagne, n'hésitent pas à entrer dans un rapport de force politique. Les institutions européennes ne sont pas que des administrations. Ce sont aussi des corps politiques avec lesquels on peut négocier, en disant : "Je comprends bien que je suis à la limite des règles mais là je vais avoir besoin d'une souplesse, d'une compréhension de votre part…" Il faudra choisir nos batailles. La commercialisation de l'énergie électronucléaire est un bon sujet pour cela.

Vous dites également qu'il faut se concentrer sur des productions essentielles. Pourquoi ?

Avec la guerre en Ukraine, on a passé un point d'inflexion. L'Europe bénéficiait jusqu'à présent d'un avantage comparatif vis-à-vis de la Chine grâce au gaz russe, deux fois moins cher que le gaz acheté par la Chine. Aujourd'hui, nous sommes au même prix que la Chine parce que les deux économies s'alimentent sur le marché mondial du gaz liquéfié. On en voit immédiatement les effets sur l'industrie allemande. Tous les signaux qui nous arrivent d'Allemagne sont catastrophiques et sont liés à cette perte de compétitivité notamment. A côté de cela, nous avons un modèle social qui est plus proche entre cousins européens qu'il ne peut l'être avec les Etats-Unis ou la Chine, et des ambitions environnementales. Tout cela représente des coûts supplémentaires qui font que nous avons atteint aujourd'hui un point de concurrence déloyale. Ceux qui pensent que nous pourrons retrouver une concurrence par les coûts se leurrent, parce que nous sommes structurellement non compétitifs, à cause de ces choix qui sont liés à nos valeurs. Il va falloir l'admettre et l'intégrer dans nos règles de commerce international. L'objectif n'est pas de devenir autonomes ou autarciques, mais de se poser la question des productions essentielles pour lesquelles nous souhaitons une forme d'indépendance européenne. On a déjà eu cette réflexion sur les éoliennes, les batteries, les panneaux solaires, ces grands objets qui sont dans le Green Deal dont on a dit qu'ils sont fondamentaux pour notre objectif de transition énergétique, et dans une certaine mesure, sur les puces électroniques. Nous voulons avoir une capacité de production en Europe et nous y mettons les moyens. C'est passé essentiellement par la subvention publique. Mais cette réflexion sur les produits essentiels pour notre modèle européen reste pour le moment parcellaire. Il ne s'agit pas de fermer notre marché, seulement il faut l'ouvrir sous condition pour se permettre de continuer notre projet collectif européen de manière souveraine. 

 

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