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L'appel aux bras pour travailler dans les champs se solde par un échec

Malgré le succès de la plateforme "Des bras pour ton assiette" mise en place fin mars 2020 suite à l'appel du ministère de l'Agriculture pour travailler dans les champs, nombreux sont les candidats qui n'ont pas tenu plus d'un jour. Ce flop a au moins eu le mérite de mettre en lumière tout un pan de l'agriculture qui vit des travailleurs saisonniers étrangers. Et les questions que pose l'objectif d'une souveraineté agro-alimentaire.

"Nous avons eu 300 appels, c'était énorme. 95 personnes sélectionnées par téléphone sont venues, 40 ont été retenues. Mais au bout d'une journée, énormément de gens nous ont dit que ce n'était pas leur truc. A la date d'aujourd'hui, une seule personne est encore là et elle s'arrête ces jours-ci, elle était avec son mari qui est reparti travailler, après sa période de chômage partiel." Le témoignage de Patrick Jouy, producteur de fraises en Lot-et-Garonne, illustre l'échec de l'opération Des bras pour ton assiette destinée à compenser le manque de main-d'oeuvre dans les champs lié à la fermeture des frontières.

Fin mars 2020, Didier Guillaume lance un appel à la mobilisation nationale, demandant à ceux qui ne pouvaient travailler suite au confinement de prêter main forte aux exploitations au moment du démarrage des récoltes de printemps : fraises, asperges... La plateforme "Des bras pour ton assiette" est mise en place, soutenue par l'Association nationale pour l'emploi et la formation dans l'agriculture (Anefa), en partenariat avec Pôle emploi et WiziFarm, pour recueillir les offres des entreprises d'un côté et les candidatures de l'autre.

Un mois et demi plus tard qu'en est-il ? Près de 300.000 candidatures ont été déposées, avec l'idée parfois d'échapper au confinement, de compléter un salaire amputé... mais le site a été quelque peu boudé par les producteurs. 5.000 seulement l'ont utilisé. Les échos du terrain semblent montrer les limites du dispositif.

"Sur notre exploitation, dix personnes sont venues mais trois seulement sont restées au bout d'une semaine", explique André Bernard, président de la chambre régionale d'agriculture Paca et gérant de la Comtesse, une exploitation qui produit des tomates de conserve, du blé, des pois chiche, des betteraves de semences, et de l'ail. "Il y a un geste technique, un coup à prendre pour ramasser les fraises, il faut être très vigilant. Et on travaille en fonction de la météo, il faut travailler parfois le week-end, les jours fériés, les fraises n'attendent pas !"

"Le travail est très dur"

Certains sont plus nuancés, mais laissent toutefois percevoir la question de la formation et de l'habilité technique à exécuter le travail. "Pour certains agriculteurs, cela s'est très bien passé, tempère ainsi Philippe Noyau, président de la chambre régionale d'agriculture Centre-Val de Loire, des étudiants sont ainsi venus sur notre exploitation, ils se sont accrochés et ont passé les trois premiers jours qui sont les plus difficiles. Mais nous avons créé une ambiance, car le travail est très dur, au ras du sol pour le ramassage des asperges. Et si on veut que ça marche, il faut régler les problèmes de rémunération, c'est un vrai débat de société qui est posé : est-ce que les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour que la production française soit privilégiée ?"

La main-d'œuvre issue de l'étranger, principalement le Maroc, l'Espagne, le Portugal et la Pologne, est moins chère et déjà aguerrie aux techniques. "Une jeune étudiante française de 25 ans va ramasser 30 kg de fraises dans la journée, pour une polonaise, ce sera 250 kg, assure Bernard Lannes, président national du syndicat agricole Coordination rurale. Ces Polonaises s'expatrient pour deux à trois mois, ensuite elles ramènent leur salaire, équivalent à un salaire de cadre, chez elles." Une mécanique répétée de génération en génération qui fait de ces populations de véritables pros des cueillettes en France. "Pour les Espagnols, Portugais ou Roumains, c'est la troisième génération qui est concernée, ce n'est pas un phénomène exceptionnel, ils viennent souvent deux fois par an, une fois pour les cerises, une autre fois pour les vendanges", détaille André Bernard.

Les incohérences de la politique d'import/export de la France

Avec la levée progressive des frontières intra-européennes dans les semaines à venir (sur le sujet voir notre article au sujet de la circulaire du Premier ministre du 12 mai), une partie de cette main d'œuvre va pouvoir reprendre le chemin des champs français, même si les cueillettes de cerises et d'abricots, qui arrivent dans les prochaines semaines, risquent d'être encore en tension. Mais il restera les questions de fond : comment favoriser la production française et exaucer ainsi le vœu formulé par le président de la République le 31 mars 2020 d'une souveraineté agro-alimentaire ? Rebondissant sur l'appel d'Emmanuel Macron, Coordination rurale lui a transmis un courrier le 11 mai, déclinant les premières mesures à mettre en œuvre pour assurer cette souveraineté. Dans son courrier, le syndicat démontre les incohérences de la politique d'import/export du secteur. Exemple avec les poulets : la balance commerciale est positive pour les poulets entiers congelés (155 millions d'euros pour 123.000 tonnes) mais négative pour la découpe de poulet, avec un déficit commercial de 640 millions d'euros pour 230.000 tonnes. Même constat pour le porc, les tomates, la crème de lait, ou encore le beurre… Le syndicat rappelle aussi que hors vins et spiritueux, la balance commerciale agricole et agroalimentaire se dégrade inexorablement d'année en année : entre 2008 et 2019, les exportations ont ainsi augmenté de 8,6 milliards d'euros pendant que les importations augmentaient de 13,8 milliards…

"Il faut réaliser une analyse production par production"

Ce constat "prouve les limites de la vocation exportatrice de la France, promue depuis des années", selon Coordination rurale. "Il faut réaliser une analyse production par production pour pouvoir réfléchir efficacement à la stratégie globale ; lors des Etats généraux de l'alimentation, on s'est précipité dans des plans de filières sans mettre à plat la stratégie globale de la production française", a signalé Véronique Le Floc'h, secrétaire générale du syndicat, lors d'une conférence de presse organisée le 14 mai. La démarche risque toutefois d'aboutir à des relocalisations qui iront à l'encontre de certains industriels. "Plus qu'une mesure, il faudra froisser quelques intérêts privés pour privilégier l'intérêt général, a-t-elle souligné. Certaines entreprises françaises récupèrent par exemple des produits bruts en France, les transforment dans des succursales basées dans des pays à main-d'œuvre à moindre coût, pour les vendre ensuite dans notre pays."

Les producteurs attendent beaucoup du plan de relance à venir en septembre. "Le point positif du Covid-19 c'est qu'il a ouvert le débat sur ce sujet", assure Philippe Noyau. "J'espère que les choses vont un peu évoluer, déclare pour sa part André Bernard. Cela reste à notre portée, par exemple pour les fraises, il suffirait d'augmenter de 25 à 30 centimes la barquette de fraises pour permettre aux agriculteurs français de s'y retrouver, pour les tomates, il faudrait que le flacon de sauce augmente de deux centimes…"

Covid-19 : les préoccupations des agriculteurs

Une grande majorité d'agriculteurs a peur des conséquences durables de la crise du Covid-19 sur leur activité. C'est ce que révèle une étude d'Ipsos menée avec AgriAvis portant sur les préoccupations des agriculteurs, publiée le 14 mai 2020. Ils sont ainsi près de neuf sur dix à craindre que la situation ait un impact économique durable et 76% d'entre eux redoutent un affolement des marchés agricoles, et par conséquent des difficultés financières dans un avenir proche (58%).
Les agriculteurs sont en demande de soutien : 79% souhaitent des prix de vente garantis, 72% sont favorables à un assouplissement des contraintes règlementaires, et 63% attendent une régulation des volumes produits. La plupart d'entre eux (62%) demandent un dédommage financier pour compenser les pertes de production.
La main-d'œuvre est aussi une de leurs préoccupations mais dans une moindre mesure : 6% seulement des exploitants interrogés ont fait face à une pénurie de main d'œuvre.
La crise a malgré tout quelques impacts positifs en termes d'image (pour 37% des sondés elle a permis de revaloriser leurs métiers aux yeux des Français) et en termes d'opportunités. Plus d'un agriculteur sur dix a profité du contexte pour développer la vente en circuit court ou directement auprès du consommateur.