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Cour des comptes - La lourde facture de l'abandon de l'écotaxe poids lourds

L'abandon de l'écotaxe, décidé en 2014 face à la fronde des "bonnets rouges", constitue "un échec de politique publique dont les conséquences sont probablement très durables", selon le rapport annuel de la Cour des comptes présenté ce 8 février. Le dispositif, entériné lors du Grenelle de l'Environnement, devait permettre le financement des infrastructures de transport. Son abandon a coûté à l'Etat près d'un milliard d'euros en indemnisations et une perte de recettes de près de 10 milliards d'euros sur la période 2014-2024, tandis que la solution de remplacement adoptée - une hausse de la taxe sur les carburants (TICPE) - a pénalisé les automobilistes et les poids lourds français.

"L'abandon de l'écotaxe poids lourds constitue un échec de politique publique, dont les conséquences sont probablement très durables", déplore la Cour des comptes dans son rapport annuel publié ce 8 février. "Coûteux pour les finances publiques et dommageable pour la cohérence de la politique des transports et son financement, [cet] abandon constitue un gâchis", poursuivent les Sages de la rue Cambon. Ils pointent un pilotage du projet "centré sur des objectifs de court terme", une suspension "prise dans la précipitation", et relèvent qu"aucune analyse préalable de la portée de cette décision n'a été conduite". Ainsi, "cette décision sans base contractuelle a fragilisé la position de l'Etat, limitant notamment toute possibilité de rechercher, par la suite, une éventuelle faute d'Ecomouv' (le consortium franco-italien chargé de la mise en oeuvre de cette taxe, ndlr) dans le retard ou les défauts du dispositif".
"C'est un cas d'école, à partir du moment où c'est une décision qui avait été prise à la quasi unanimité du Parlement, et qui répondait à un objectif ambitieux", a commenté le président de la Cour Didier Migaud lors d'une conférence de presse, ajoutant qu'"au final, ce sont les automobilistes qui ont compensé" le manque à gagner. "A un moment donné, la volonté politique a calé", a ajouté Evelyne Ratte, présidente de chambre.

Près de 890 millions de recettes nettes annuelles attendues

Votée à la quasi-unanimité par le Parlement en 2009, la taxe sur les poids lourds était l'une des mesures phares du Grenelle de l'Environnement. Elle s'appuyait sur le cadre communautaire relatif à la tarification du réseau routier et devait permettre de couvrir les coûts d'usage du réseau routier national, hors autoroutes concédées à péage, et d'une partie du réseau routier local. Devant être acquittée par les poids lourds, notamment étrangers en transit, cette taxe au kilomètre était prévue pour s'appliquer sur un réseau d'environ 15.000 km et devait rapporter aux administrations publiques près de 890 millions d'euros de recettes nettes annuelles dont 684 millions d'euros en faveur du financement des infrastructures nationales de transport.
Mais après la fronde menée par les "bonnets rouges", l'écotaxe avait été suspendue en octobre 2013. Son remplacement par un "péage de transit" avait été envisagé, avant une "suspension sine die" par la ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal, le 9 octobre 2014, suivie de la résiliation du contrat passé avec Ecomouv' le 30 octobre 2014.

Lourdes indemnités et recettes manquantes

"Le mandat de négociation (donné par l'Etat, ndlr) finalement retenu se résumait à deux objectifs principaux : éviter tout paiement à Ecomouv' en 2014, et ne rien trancher de manière définitive au cours de cette période". Or le report d'une partie des indemnités de résiliation a coûté 35,4 millions d'euros, souligne la Cour. L'Etat se retrouve au final avec une lourde ardoise : 957,58 millions d'euros d'indemnités à verser à la compagnie Ecomouv' et ses partenaires, et 70 millions d'euros pour mettre en oeuvre l'écotaxe, puis la défaire.
A ces dépenses s'ajoutent des recettes manquantes : 9,8 milliards d'euros d'écotaxe entre 2014 et 2024 (dont 7,5 milliards d'euros au profit de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France - Afitf, et 1,7 milliard d'euros aux collectivités départementales), et 795 millions d'euros de taxe à l'essieu pour la période 2009-2024, cette taxe ayant été abaissée en prévision de l'arrivée de l'écotaxe. L'Etat a également dû procéder à la dépréciation comptable des portiques et autres équipements, "initialement valorisés à 652 millions d'euros". Quelques équipements ont été vendus, pour des montants compris entre 2 et 30% de leur valeur initiale, rapportant seulement 2,19 millions d'euros à l'Etat.

La hausse de la TICPE très critiquée

La solution de remplacement adoptée, une hausse de la taxe sur les carburants (TICPE), suscite elle aussi les critiques de la Cour : "l'objectif indirect de rééquilibrage de la compétitivité relative entre les transporteurs français et étrangers en France, que portait l'écotaxe poids lourds, est mis en échec" puisque les poids lourds étrangers "se ravitaillent peu en France". Alors qu'ils représentent près de 40% du trafic, la contribution de ces derniers est très limitée (2% du produit), souligne la Cour. "Surtout, cette mesure transfère une charge annuelle d'environ 650 millions d'euros vers les automobilistes qui n'étaient pas concernés par l'écotaxe poids lourds et qui, dans les faits, financent son abandon", note-t-elle. Les Sages relèvent aussi "une répartition inégale" du rendement de l'augmentation de la TICPE : "si le budget général de l'Etat bénéficie d'une surcompensation de la perte de recettes, tel n'est pas le cas pour les collectivités territoriales, qui ne perçoivent pas les 160 millions d'euros escomptés par an", soulignent-ils.
Sur le volet social, enfin, les 210 salariés d'Ecomouv' ont été licenciés, et la Cour des comptes précise que "les reclassements envisagés pour une partie d'entre eux dans des établissements publics de l'Etat n'ont pas prospéré".

Une décision jugée "réaliste et efficace" par Matignon

Dans sa réponse à la Cour des comptes, le cabinet du Premier ministre affirme que "les gouvernements chargés de mettre en œuvre l'écotaxe à compter de juin 2012 ont agi avec pragmatisme". Il soutient que cette décision a fait l'objet d'"analyses juridiques, financières et opérationnelles", "à chaque stade du projet sur tous les scénarios envisageables". "Je ne peux donc souscrire à l'affirmation de la Cour selon laquelle la décision du 9 octobre 2014 reflèterait un déficit de préparation", écrit Matignon. Jugeant la décision "réaliste et efficace sur le long terme", il estime en outre que le bilan financier "n'est pas si défavorable pour les finances publiques, contrairement à ce que la Cour laisse entendre" et que l'Etat a utilisé "tous les leviers dont il disposait dans le cadre des négociations avec Ecomouv'", obtenant ainsi "des conditions financières plus favorables qu'initialement prévues".
"Le gouvernement a fait au mieux, c'est-à-dire a supprimé un système très coûteux pour le remplacer par un prélèvement tout simple sur la consommation de carburant", a réagi de son côté Ségolène Royal, dénonçant un système "très pervers" où l'Etat payait 220 millions d'euros par an de frais de gestion à Ecomouv', et évoquant "un détournement de fonds". La ministre de l'Environnement a toutefois reconnu que le gouvernement "aurait dû mettre en cause la responsabilité de l'entreprise" et qu'elle-même n'était "pas favorable à une indemnisation aussi rapide" d'Ecomouv'.