La loi anti-prostitution de 2016 au milieu du trottoir
2.654 clients de prostituées ont été verbalisés depuis l'entrée en vigueur de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le "système prostitutionnel". Pourtant, "il s’avère très complexe à l’échelle locale de mesurer ses premiers effets réels", constate un rapport qui repose sur quatre villes : Paris, Bordeaux, Narbonne et Strasbourg. La mise en oeuvre de la loi est "très disparate" selon les villes et les acteurs.
La forêt de Fontainebleau, ses rochers, ses mystères… et ses prostituées. Bulgares, Roumaines ou Africaines (le plus souvent Nigérianes et Camerounaises), elles occupent chaque jour leur poste sur une barrière, une chaise, aux abords des axes fréquentés par les promeneurs. Ici, à l’ombre des grands chênes et des pins sylvestres, il semble que rien n’a changé depuis la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le "système prostitutionnel". On est pourtant dans l'un des endroits où cette loi de pénalisation du client a été appliquée avec le plus de rapidité, à l’initiative du procureur Guillaume Lescaux. C’est dans son ressort que le premier client de la prostitution avait été appréhendé, le 1er mai 2016. Le procureur a souhaité également systématiser la peine complémentaire de "stage de sensibilisation" organisé par l'association de contrôle judiciaire de Melun. "Aujourd'hui, aucun des contrevenants ne reconnaît les faits : ils se sont arrêtés pour prendre l'air, une femme leur a fait des propositions... Il est donc important qu'ils aient un espace pour comprendre la question du rapport à l'autre", s'expliquait-il dans une interview à la fondation Scelles, une organisation "abolitionniste" (favorable à la dépénalisation des prostituées). On recensait 80 prostituées dans la forêt avant la loi. Elles seraient une cinquantaine aujourd’hui, d’après les services de police… La révolution promise en 2016 par les défenseurs de la loi ne semble pas au rendez-vous. Sans doute parce qu’elle n’a pas mis la priorité sur le démantèlement des réseaux et des filières.
Une loi "très diversement appliquée"
Alors qu’en est-il exactement ? C’est ce que la fondation Scelles a cherché à savoir, dans un rapport élaboré avec la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), publié ce 23 octobre. La loi est appliquée de manière "très disparate" selon les villes, constate cette étude produite par deux sociologues (Jean-Philippe Guillemet et Hélène Pohu) entre avril 2018 et juillet 2019 dans quatre villes : Paris, Bordeaux, Narbonne et Strasbourg. La loi est "très diversement appliquée selon les villes étudiées, de la faible appropriation narbonnaise à la forte appropriation et application parisienne", peut-on y lire.
"Malgré une accélération nette et chiffrée sur les dix-huit derniers mois, la mise en œuvre de la loi demeure très inégale et hétérogène en fonction des territoires", souligne la fondation Scelles qui réclame "une véritable impulsion interministérielle et des moyens à la hauteur du changement d’échelle".
La loi de 2016 est venue renverser la charge de la peine. Elle pénalise les clients qui encourent une amende de 1.500 euros et jusqu’à 3.750 euros en cas de récidive dans les trois ans. Ils peuvent aussi être amenés à suivre ce stage de sensibilisation. Ce stage "doit permettre de rappeler au condamné ce que sont les réalités de la prostitution et les conséquences de la marchandisation du corps", précise désormais le Code pénal. La tendance est de le proposer comme alternative à l'amende de 1.500 euros. En sens inverse, la loi supprime le délit de racolage à l’encontre des prostituées (c’est pourquoi elle est dite "abolitionniste"). Ces dernières peuvent, si elles le souhaitent, suivre un "parcours de sortie de la prostitution et d'insertion sociale et professionnelle", assorti d’un logement, d’une place en foyer, d’un accompagnement médical ou psychologique, d’une formation professionnalisante… Si elles sont étrangères (ce qui est le cas dans 90% des cas), elles peuvent recevoir une autorisation provisoire de séjour (APS) ouvrant droit à une activité professionnelle et bénéficier d'une "aide financière à l'insertion sociale et professionnelle".
Ces aides proviennent d'un fonds financé par le produit des amendes et par les saisies sur les biens des réseaux de proxénétisme. Mais "la prévention des risques, l’indemnisation des victimes du proxénétisme par la constitution d’un fonds de prévention de la prostitution… ne sont pas effectifs", constatent les deux sociologues.
Enfin, la loi a prévu l’instauration de "commissions départementales de lutte contre la prostitution" pour mieux coordonner le travail des acteurs locaux : policiers, associations, élus...
"Trois ans après le vote de la loi, il s’avère très complexe à l’échelle locale de mesurer ses premiers effets réels sur le phénomène prostitutionnel", concluent les rapporteurs. "A Bordeaux, Paris et Strasbourg les réseaux continuent d’investir les espaces de prostitution de voie publique."
2.654 clients verbalisés
Dans le détail, à fin juillet 2019, sur 4.000 clients interpellés, 2.654 ont été verbalisés, dont 2.263 à Paris, 300 à Bordeaux, 88 à Narbonne et seulement 3 à Strasbourg. 271 ont assisté à un stage de sensibilisation (32 de ces stages ont été organisés), exclusivement en région parisienne (un serait en préparation à Bordeaux). Dans les quatre villes étudiées, 86 prostituées se sont engagées dans un parcours de sortie, sur un total de 183 personnes (dont 11 hommes) au niveau national à mars 2019. Elles seraient environ 250 aujourd’hui, d’après la DGCS. Mais on est loin des 1.000 parcours envisagés pour la seule année 2017. Et surtout très loin des 40.000 prostituées recensées en France.
A Strasbourg, les amendes n’ont pas pris, faute d’ "effectifs" suffisants, se justifie la brigade de police. Localement, le texte est qualifié d’ "hypocrite" et "trop éloigné des réalités de terrain". Le volet social se heurte à de nombreuses difficultés, les associations sont contraintes à la "débrouille" quotidienne. À Narbonne, "la loi se révèle très partiellement mise en œuvre" et son application est essentiellement centrée "sur le volet de la pénalisation des clients".
Le rapport justifie ces faibles résultats par les maigres moyens alloués aux associations et par la parution tardive des décrets d’application de la loi. "Il convient donc de laisser aux acteurs locaux le temps de s’approprier davantage cette loi", recommandent les rapporteurs. Le retard pris tient à ce que ses quatre grands piliers (répression, prévention, social, accompagnement) "ne sont pas tous en place et par conséquent ne s’articulent pas". Or, la loi "a été pensée et rédigée pour qu’une application des différentes mesures, qui sont complémentaires, soient appliquées simultanément".
Les commissions départementales sont en cours de généralisation mais elle n’ont toujours pas pris leurs marques. Certains membres s’interrogent même sur le sens de leur présence.
Les arrêtés municipaux n'ont plus lieu d'être
La loi de 2016 est encore perçue "très différemment" par les acteurs, "parfois de manière très négative et parfois de manière très positive". Ce sont les policiers qui se montrent les plus sceptiques. "En ne pouvant plus auditionner les personnes prostituées, ils disent être privés d’un levier d’action leur permettant de construire avec elles des relations de proximité, parfois même qualifiées de relations de confiance, afin d’obtenir des renseignements pour faciliter le démantèlement de réseaux de proxénétisme", souligne le rapport.
Les rapporteurs soulignent ainsi la réticence de certains préfets à délivrer les autorisations de séjour, indispensables à l’accès à l’emploi. A cela s’ajoute les relations compliquées avec certaines ambassades, comme celle du Nigéria. "Il faut savoir aussi que les personnes originaires de l’Etat d’Edo (sud-ouest du Nigéria, ndlr), qui fournit la majorité des victimes de traite des êtres humains, ne disposent pas de livrets de famille." Les associations disent attendre beaucoup du dernier décret d’application de la loi "qui devrait permettre aux personnes en parcours de sortie de postuler au logement social avec leur APS (autorisation provisoire de séjour)". Par ailleurs, l’APS ne permet pas de s’inscrire à Pôle emploi.
La loi a eu un autre effet : priver les maires de leurs moyens d’actions puisque leurs arrêtés municipaux (sanctionnant par exemple le stationnement et les allées et venues de véhicules de prostituées) n’ont plus lieu d’être. "En 2018 nous avions été surpris par la promulgation d’arrêtés municipaux anti-prostitution après le 13 avril 2016, dans les cas narbonnais et bordelais. Une année plus tard, ils ont disparu", observent les rapporteurs.
"Proxénétisme numérique"
Censée mieux protéger les prostituées, la loi les a parfois fragilisées. A Strasbourg, "les personnes prostituées rencontrées par les acteurs de terrain disent avoir moins de clients ; ces derniers négocient le prix des passes ainsi que le port du préservatif". C’est déjà ce que décrivait Hélène Le Bail, chercheuse au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) dans un précédent bilan d’avril 2018 (le sujet revient souvent dans les questions parlementaires adressées au gouvernement).
Le rapport alerte aussi sur le phénomène de "proxénétisme de cité" et sur le "proxénétisme numérique", insuffisamment pris en compte par la loi. "Les policiers observent que le nombre de personnes prostituées est toujours aussi important à Paris même si la prostitution est moins visible. La prostitution 'discrète' s’est en effet développée depuis quelques années avec l’utilisation de l’outil Internet : sites d’annonces et réseaux sociaux. Cette pratique s’est accentuée pour tenter de contourner la mesure de pénalisation du client."
Le gouvernement a également lancé une mission d'inspection interministérielle (inspection générale de la justice, inspection générale des affaires sociales et inspection générale de l'administration) dont les conclusions sont attendues d'ici la fin de l'année.