"La fusion entre métropoles et départements aggraverait les fractures sociales et territoriales"
Les présidents de départements sont vent debout contre le projet de l'exécutif visant à fusionner métropole et département dans cinq agglomérations. Ils ont exposé leurs griefs lors d'un colloque, ce 17 octobre. Pour eux, le projet risque de porter atteinte aux solidarités territoriales, sans améliorer l'efficacité de l'action publique. Nantes et Lille seraient déjà hors-jeu. Resteraient Toulouse, Nice et Bordeaux ?
Les présidents de départements ont dénoncé, mercredi 17 octobre, les dangers que constituent à leurs yeux la fusion de la métropole et du département dans cinq grandes agglomérations, un projet que l'exécutif veut faire aboutir dans un projet de loi.
Ils n'ont pas digéré que le président de la République ait reçu, le 1er octobre à l'Élysée, les cinq présidents des métropoles concernées (Bordeaux, Lille, Nantes, Nice, Toulouse) sans les convier eux aussi. Au-delà de cette critique sur la forme, ils ont alerté contre le risque de voir s'accentuer les "fractures territoriales" et se sont interrogés sur l'efficacité d'une telle réforme, lors d'un colloque organisé à Paris par l'Assemblée des départements de France (ADF).
Le département œuvre à "l'équilibre des territoires"
Le département de la Gironde mène des politiques en faveur de l'équilibre des territoires, a fait valoir, son président (socialiste), Jean-Luc Gleyze. Celles-ci visent à lutter contre l'urbanisme commercial qui, en l'état, "déstructure les centres-bourgs", ou encore à articuler la métropole de Bordeaux avec "les villes moyennes et secondaires" situées dans le reste du département. "La seule collectivité de péréquation, de rééquilibrage et de redistribution, c'est bien encore et toujours le département", a plaidé l'élu. En se retirant de la métropole, le département ne pourrait "peut-être" plus agir en faveur de "l'égalité des chances" comme il le fait par exemple, aujourd'hui, en permettant l'arrivée du très haut débit dans les zones délaissées par les opérateurs privés. Cet objectif qui va bénéficier à 408.000 foyers girondins sera atteint dans six ans, grâce à un plan d'investissement départemental de 670 millions d'euros.
Jean-Luc Gleyze a fustigé le "mythe métropolitain, cette poudre de perlimpinpin" et une vision de l'aménagement du territoire qui "ne serait que métropolitain". Supprimer le département sur le territoire de la métropole revient à "donner plus à ceux qui ont plus" et à "faire société les uns contre les autres, c'est-à-dire le centre contre la périphérie", a abondé Georges Méric, président (socialiste) du département de la Haute-Garonne. Avec le projet du gouvernement, on s'oriente vers une triple fracture, "sociale", "fiscale" et "territoriale", a insisté Kléber Mesquida, président (socialiste) du département de l'Hérault. On risque selon lui de priver le département des recettes de taxe foncière dans la partie du territoire où elles sont les plus importantes et, en même temps, de lui laisser les responsabilités sociales dans les zones où elles sont les plus coûteuses à mettre en œuvre. Il y a là un hiatus, a-t-il souligné. En matière de solidarité avec les autres territoires, quel est justement le bilan des métropoles ? Le "ruissellement" mis en avant par certains ne serait pas au rendez-vous, selon les présidents de départements.
Métropole de Lyon : quel bilan ?
Les métropoles exerceront-elles plus efficacement les compétences aujourd'hui assumées par les départements ? Frédéric Bierry, président (Les Républicains) du département du Bas-Rhin, a émis des doutes. Selon lui, l'eurométropole de Strasbourg n'a initié "aucune politique nouvelle" dans les dispositifs du fonds de solidarité logement, de la prévention spécialisée et du fonds d'aide aux jeunes que le département lui a cédés à la suite des lois Maptam et Notr. En ce qui concerne les routes départementales qui ont, elles aussi, été transférées, "des projets étaient prêts à être lancés et deux ans après ils sont en stand-by", a-t-il regretté. La métropole de Lyon, qui a été créée en 2015, "découvre le social", a abondé Christophe Guilloteau, président du département du Rhône, collectivité formée à partir de la partie de l'ancien département du Rhône non intégrée à la métropole. "Nos dossiers, on les traite bien plus vite qu'eux", a-t-il affirmé lors d'un entretien avec Localtis, en marge du colloque. Il a évoqué par exemple, en matière d'adoption, des délais de "sept à huit mois" pour son département, alors que pour la métropole, ils s'élèvent à "dix-huit mois". Pourtant, lors des journées nationales de France urbaine qui ont eu lieu les 5 et 6 avril dernier à Dijon, le président de la métropole de Lyon, David Kimelfeld, avait quant à lui mis l'accent sur la logique de guichet unique à laquelle on a pu parvenir en matière de politiques sociales. L'usager lyonnais effectue ses démarches de manière plus simple et plus rapide, avait-il fait valoir.
Si d'aventure de nouvelles fusions département-métropole devaient se faire sur le modèle de l'expérience lyonnaise, il faudra "deux ans de travail en amont", avec la nécessité notamment d'"un inventaire à la Prévert de tout", a prévenu le président du département du Rhône. Plus de trois ans après la naissance de la nouvelle collectivité, certains dossiers "ne sont toujours pas réglés", s'agissant de la politique du handicap par exemple, a-t-il aussi signalé. Si un tel projet était mis en œuvre dans le Grand Paris – ce qui ne serait finalement pas la voie suivie par l'exécutif, qui semble avoir sorti le dossier de son agenda – "on perdrait une dizaine d'années avant que cela marche", a estimé de son côté Patrick Devedjian, président du département des Hauts-de-Seine. Si elle devait intégrer 2.000 agents départementaux, en quoi l'eurométropole de Strasbourg, qui compte aujourd'hui 8.000 agents, serait-elle plus "agile" pour renforcer son attractivité, s'est interrogé, pour sa part, Frédéric Bierry. Autre problème : le transfert de certaines politiques sociales, par exemple en matière de protection de l'enfance et de handicap, ne peuvent être menées à une échelle plus petite que celle du département, a souligné de son côté Nathalie Sarrabezolles, présidente (socialiste) du département du Finistère.
Un projet de l'exécutif qui a du plomb dans l'aile ?
À la place de transferts massifs de leurs collectivités vers les métropoles, les présidents de départements appellent à un renforcement des coopérations par le biais de conventions. "L'interdépendance entre les territoires justifie une réflexion partagée et collective plutôt qu'une fracture territoriale", a expliqué le président de la Gironde. De telles conventions existent déjà et semblent bien fonctionner. À l'image de l'accord déjà ancien qui prévaut entre le département et la collectivité strasbourgeoise sur les politiques sociales.
Le gouvernement continuera-t-il à vouloir fusionner la métropole et le département dans les cinq agglomérations sur lesquelles il a jeté ses vues ? Pas sûr. La loi "n'imposera" pas de fusion, avait promis la ministre Jacqueline Gourault le 4 octobre. Si la métropole de Nantes "ne veut pas en être, elle n'en sera pas", avait-elle ajouté. La présidente Johanna Rolland avait déclaré plus tôt qu'elle ne "participerait pas à la suite de la démarche". De son côté, Alain Juppé, président (Les Républicains) de la métropole de Bordeaux, aurait posé des conditions telles - selon le président du département de la Gironde - qu'une fusion paraît peu vraisemblable. Quant au président (centre droit) de la métropole européenne de Lille, Damien Castelain, ils devrait imiter sa collègue de Nantes, assuraient dès mercredi les présidents de départements.
Effectivement, Jacqueline Gourault, désormais ministre de la Cohésion des territoires, devait déclarer dans un entretien à paraître ce vendredi 19 octobre dans le quotidien La Voix du Nord à paraître vendredi que le projet d'une fusion entre la métropole de Lille et le département du Nord était désormais écarté. "La fusion métropole de Lille-département du Nord n'aura pas lieu dans la mesure où le président de la République a ouvert cette possibilité de rapprochement (...) mais dans la concertation et à condition qu'il y ait une volonté locale. Or, nous savons qu'il n'y a pas de volonté locale à Lille", a-t-elle déclaré. "J'ai parlé avec mon ami Jean-René Lecerf, président du département du Nord, qui m'a exposé ses arguments. Je m'en suis aussi entretenue avec Gérald Darmanin. Et les maires de la métropole européenne de Lille ne sont pas non plus dans cet état d'esprit", a-t-elle ajouté.
Mi-septembre, Jean-René Lecerf (divers droite) s'était dit prêt à organiser un "référendum local" sur le sujet. "Nantes et Lille ont décidé de sortir de ce processus. Mais il reste Toulouse, Nice, Bordeaux et Marseille avec lesquelles la concertation va se poursuivre", a précisé la ministre. En sachant que le projet de fusion de la métropole d'Aix-Marseille avec le département des Bouches-du-Rhône semble être traité comme un cas à part, avec une mission spécifique confiée au préfet de région Pierre Dartout, dont les conclusions sont attendues sous peu.
Départements : une identité singulière à défendre ?
Afin de nourrir la réflexion, l'ADF avait commandé à Arnaud Duranthon, maître de conférences de droit public à l'Université de Strasbourg, une étude intitulée "L'institution départementale à l'heure métropolitaine : quelles perspectives ?"
Dans ce document de 130 pages (
à télécharger sur le site de l'ADF) présenté lors du colloque du 17 octobre, l'universitaire entend en particulier "mesurer les effets du processus de métropolisation sur l'institution départementale, sur son positionnement par rapport aux autres collectivités locales mais aussi sur son projet". L'étude propose une typologie des métropoles faisant apparaître les spécificités de chacune… et donc l'impossibilité d'adopter un modèle unique.
Tout en insistant sur la "nécessité impérieuse de voir s'engager un débat politique sérieux autour de la question départementale", Arnaud Duranthon met en garde contre plusieurs écueils. Il estime ainsi lui aussi que "la dissociation du territoire métropolitain et du territoire départemental, sur le modèle lyonnais, revient à entraver, par la voie de l'édification de sentiments d'appartenance différenciés entre urbain et rural, la pérennité de mécanismes de solidarité sociale et territoriale". "La masse fiscale de la ville ne contribue alors plus à la construction et à la vie du territoire rural, tandis que celui-ci commence à se penser sans la ville", poursuit-il.
L'universitaire met aussi l'accent sur la forte "identité" et les "sentiments d'appartenance" dont bénéficient les départements (contrairement aux nouvelles grandes régions). Et remet au goût du jour la dichotomie entre deux "binômes" dont il fut régulièrement question lors des débats sur les précédentes lois de décentralisation : il s'agirait, écrit-il, de "trouver un point d'équilibre entre la satisfaction d'objectifs économico-aménagistes de planification, qui serait l'oeuvre d'un binôme région/métropole, et l'établissement des liens de solidarités utiles à la réalisation quotidienne des liens entre les hommes, qui serait celle du couple bloc communal/département."
C.M.