La concurrence, levure du "gâteau ferroviaire"
L'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs prend enfin forme. Le mouvement devrait contribuer à "faire grossir le gâteau du ferroviaire", alors que les autorités organisatrices ont pour principal objectif de développer l'offre, au bénéfice des usagers. Au risque de l'indigestion, faute d'infrastructures suffisantes ?
Clin d'œil des organisateurs ? La séance de clôture des Rencontres nationales du transport public ce 30 septembre était consacrée à… l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs. Un thème qui anime depuis de nombreuses années colloques et autres conférences, mais qui prend enfin forme, alors que la région Sud devrait décider le 29 octobre prochain de confier l'exploitation de la ligne Marseille – Toulon – Nice à Transdev (voir notre article du 8 septembre 2021).
Pas d'effet d'éviction, mais plus de trains
Jean-Pierre Serrus, vice-président de la région chargé des transports et de la mobilité durable, qui a repris ce dossier jusque-là conduit par Philippe Tabarot, est un élu comblé. D'abord parce que "l'appel à manifestation d'intérêt a montré que les opérateurs étaient intéressés, nous avons reçu dix réponses". Ensuite et surtout, parce que le dispositif "va profiter à nos usagers, avec un doublement de la fréquence et une amélioration des services". Le nombre d'allers-retours passera en effet de 7 à 14 sur cette ligne (le nombre de services sur le deuxième lot, qui concerne l'exploitation des lignes Azur et qui devrait rester aux mains de SNCF Voyageurs, passera également "de 69 à 120 à terme").
Le tout "à coûts constants", même si l'élu souligne que ce n'est pas l'objectif principal. "Ce qui est moteur, c'est la transition écologique, c'est la demande des usagers et la volonté que cette ouverture leur soit profitable. Nos usagers d'abord !", lance-t-il. Matthieu Chabanel, directeur général délégué, projets, maintenance, exploitation de SNCF Réseau, confirme : les autorités organisatrices ne cherchent pas tant à réduire les coûts qu'"à développer l'offre. L'ouverture à la concurrence n'entraîne pas d'effet éviction. Ce sont des trains qui s'ajoutent". Faisant bonne figure, Christophe Fanichet, président directeur général de SNCF Voyageurs, se félicite lui aussi que le mouvement "fasse grossir le gâteau ferroviaire. Il y aura plus de trains, c'est une bonne nouvelle".
Mettre le sujet des infrastructures sur la table
La tendance semble lourde. Matthieu Chabanel relève que cette "appétence pour plus de trains concerne tous les segments, ce qui constitue une situation relativement nouvelle". Marc Papinutti, directeur de la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM), ajoute que de nouveaux opérateurs seraient même prêts à se lancer "sur des niches non exploitées par la SNCF". Reste toutefois à gérer le sujet des sillons. "Le succès ne sera au rendez-vous que si le traitement est équitable", insiste Édouard Hénaut, directeur général France de Transdev. "Il faut que SNCF Réseau joue le jeu, en réservant quand même des trains de fret", renchérit Marc Papinutti.
Et, plus largement, celui des infrastructures. Raphaël Doutrebente, directeur général de Régionéo (alliance de RATP Dev et de Getlink) "n'a pas de doute sur l'indépendance de SNCF Réseau. On la constate tous les jours dans le fret". En revanche, il insiste avec force sur la nécessité de donner à cette dernière entité "des moyens" qui font aujourd'hui défaut. "Il faut mettre le sujet sur la table", tonne-t-il, en demandant "aux régions d'appuyer les demandes d'investissements" et en appelant encore à une "implication forte de SNCF Gares & connexions".
Cercle vertueux… qui tourne court ?
Sans surprise, Matthieu Chabanel juge "extrêmement positif" ce mouvement : "Plus de trains, ce sont plus de péages, plus de recettes, et donc plus d'investissements." Et donc théoriquement, plus de trains… Un cercle potentiellement vertueux qui pourrait malheureusement tourner court. Matthieu Chabanel alerte sur "la difficulté d'avoir une offre hyper dense le jour et la nuit tout en faisant des travaux". Aussi insiste-t-il sur la nécessité d'une collaboration avec les autorités organisatrices "très en amont des appels d'offres, pour voir ce qui est faisable et offrir de la visibilité aux opérateurs qui candidatent".
Des terrains de jeu différents
En matière de réponses aux appels d'offres, les opérateurs suivent des stratégies différentes, ce qui ne surprendra guère. Raphaël Doutrebente indique que Régionéo, qui n'a pas répondu à l'appel du Sud, a fait le "choix de ne pas se disperser et de se concentrer sur les Hauts-de-France et la région Grand Est, où l'entreprise dispose d'une bonne connaissance des marchés".
À l'inverse, l'opérateur historique, qui par définition à tout à perdre, "répondra à tous les appels d'offres, sans aucune exception", avertit Christophe Fanichet, pour qui "la concurrence n'est ni une inconnue, ni un tabou. Elle existe depuis toujours, puisque le premier concurrent du train, c'est la voiture". Le dirigeant relève encore que la mise en concurrence n'est pas sans bénéfice pour son entreprise : "Elle oblige les autorités organisatrices à exprimer leurs besoins de manière différente", qualifiant au passage le cahier des charges de la région Sud de "stimulant". Elle permet "de passer de partenaire subi à partenaire choisi, ce qui change complètement la relation de travail".
Le trou noir des données
Le mouvement n'est toutefois pas sans heurt. La question du transfert des données de l'opérateur historique vers les autorités organisatrices donne ainsi lieu à contentieux. Christophe Fanichet s'emploie à les relativiser. "Nous donnons toutes les données permettant aux autorités de construire le cahier des charges. Mais nous ne transmettons pas celles qui concernent notre savoir-faire. Pour certaines, il y a des divergences d'interprétation", notamment dans le silence des textes. Aux tribunaux, alors, de trancher.
Avant cette éventuelle transmission des données, tant Christophe Fanichet que Matthieu Chabanel soulignent que le premier "défi" reste celui de leur collecte et de leur mise en forme, alors que "l'historique n'a pas nécessairement été conservé" ou qu'il s'agit parfois "d'un savoir-faire informel". Tous deux se disent néanmoins convaincus que "si la période de transition est compliquée, in fine tout le monde sera gagnant".
Volet social
Autre difficulté, et non des moindres, la question sociale. Claude Faucher, délégué général de l'Union des transports publics et ferroviaires (UTP) qui conduit les négociations "depuis plusieurs années", rappelle que "certaines organisations syndicales ont imaginé que leur opposition empêcherait l'ouverture à la concurrence". Il estime néanmoins que "cette stratégie ne peut plus perdurer", notamment face aux attentes croissantes des usagers. Marc Papinutti, lui, salue le chemin déjà parcouru : '"Un grand nombre de dossiers ont déjà été refermés." Il reste toutefois quelques "irritants", parmi lesquels le sujet des "facilités de circulation", qui ont fait l'objet d'un rapport remis cet été au gouvernement et qui donnent lieu à d'âpres discussion depuis. Claude Faucher indique attendre de l'État qu'il commande "un rapport de même nature sur l'action sociale".
S'agissant des transferts de personnel, tous les opérateurs écartent tout risque de "dumping social". "Ce n'est pas parce qu'ils dépendront d'une entreprise privée que leur situation sera plus inconfortable", s'emporte Raphaël Doutrebente, qui juge qu'il revient aussi "à l'opérateur historique de rassurer les personnels". Édouard Hénaut est même convaincu que "leurs rémunérations augmenteront", du fait d'une plus grande "variété des tâches, d'une plus grande responsabilisation" et du "développement de l'offre, qui nécessitera davantage de collaborateurs". Un dernier élément qui pourrait bien être déterminant, alors que Matthieu Chabanel souligne les difficultés de recrutement que rencontre le secteur auprès des jeunes, évoquant à mots couverts le risque d'une pénurie de main-d'œuvre – phénomène d'actualité. "On avait le sentiment que le ferré avait une courbe lente et déclinante. Avec les régions, il redevient novateur !", s'enthousiasmait Jean-Pierre Serrus au début de la conférence. Il ne reste plus qu'à en convaincre les agents, actuels et futurs.