Industrie verte : le gouvernement prêt à passer en force pour les grands projets
Préparé depuis plusieurs mois, le projet de loi Industrie verte est dans l'arène. Présenté en conseil des ministres le 16 mai, il repose sur 19 articles qui mettent avant tout l'accent sur l'accès au foncier, dans un contexte de "nouvelle mondialisation, plus brutale", selon les mots de Bruno Le Maire. S'il mise sur une "planification régionale" du foncier industriel, il instaure une procédure d'exception pour les "projets d'intérêt national majeur" en donnant la main au préfet. Les associations d'élus sont vent debout contre cette mesure.
Serait-ce un "49-3 territorial" qui se prépare ? En tout cas, l'une des mesures du projet de loi Industrie verte présenté à la presse ce mardi 16 mai, avant d'être examiné en conseil des ministres, suscite déjà des remous parmi les collectivités. Si tout le monde salue le besoin de réindustrialiser le pays sur des bases nouvelles, après des décennies de déclin planifié (la "France sans usines"), il y a un côté passage en force prévu à l'article 9 qui n'est pas du goût des associations d'élus.
Dévoilé dans les grandes lignes par le président de la République le 11 mai, le projet de loi se veut resserré : il comporte 19 articles issus d'une partie des 29 propositions des groupes de travail présentées le 3 avril (voir notre article du 4 avril 2023). Les autres propositions passeront par le projet de loi de finances 2024 ou par voie réglementaire.
Pour le ministre de l'Économie, le besoin d'accélérer se justifie par la concurrence féroce qui se joue depuis quelques mois. "Nous voyons naître une nouvelle mondialisation, plus brutale, où chacun défend ses intérêts sans trop d'états d'âme, où la Chine et les États-Unis se sont engagés dans une rivalité technologique, économique et financière sans merci", a-t-il déclaré, se félicitant que la politique industrielle de la France puisse s'inscrire dans celle de l'Union européenne, d'abord avec les "projets importants d'intérêts européens" (Piiec) et, plus récemment, à travers le nouveau cadre sur les aides d'État présenté en mars 2023 (voir notre article du 20 mars 2023). Un véritable changement de paradigme qui, selon lui, permettra de "répondre à l'IRA [Inflation Reduction Act américain]" et à la France de devenir "la plus grande puissance décarbonée en Europe".
Planification régionale
Le gouvernement entend encourager l'essor de cinq filières technologiques vertes, les "Big 5" (hydrogène vert, batteries, éolien, pompes à chaleur, photovoltaïque), tout en poursuivant la décarbonation de l'industrie existante. Mais après avoir mené la bataille de la compétitivité pendant le premier quinquennat (avec en particulier la baisse des impôts de production), l'enjeu est plus que jamais de trouver le foncier pour accueillir de nouvelles usines. "Le projet Intel a échoué car on n'a jamais trouvé les 400 hectares nécessaires", a argué Bruno Le Maire, citant le projet de méga-usine le champion américain des semi-conducteurs qui avait échappé à la France. La bataille se joue sur deux tableaux : le foncier disponible et l'accélération des procédures. Le gouvernement entend ainsi constituer, avec le concours de la Banque des Territoires, un stock de 50 sites pour environ 2.000 hectares "immédiatement disponibles". Lorsqu'il s'agira d'anciennes friches industrielles, ces sites seront dépollués. La Banque des Territoires investira 450 millions d'euros dans les nouveaux sites "France 2030" et 600 dans la dépollution, soit un total d'un milliard d'euros. Elle a également été chargée d'élaborer un portail national de datavisualisation du foncier industriel à destination des porteurs de projets et des élus. Ces interventions "s'appuieront sur les travaux de la mission interministérielle pour la mobilisation du foncier industriel lancée en février 2023 sous l'égide du préfet Rollon Mouchel-Blaisot", précise Bercy, dans son dossier de presse (voir notre article du 9 mars 2023).
Parallèlement à cette action, qui reprend en l'améliorant l'esprit des "sites clés en main", le projet de loi met l'accent sur le besoin d'une "planification des implantations industrielles" à l'échelle régionale, en intégrant dans le Sraddet (Schéma régional d'aménagement de développement durable et d'égalité des territoires) un objectif en matière de "développement logistique et industriel" (article 1er). Il fixe des objectifs en matière de construction et tient compte des flux de marchandises.
L'exécutif promet par ailleurs de diviser par deux les délais d'implantation, pour les ramener de dix-sept à neuf mois "réels". Il s'agirait de "paralléliser" les procédures (article 2), c'est-à-dire de les lancer en même temps et de mener de front l'instruction des services, la consultation de l'autorité environnementale et la consultation du public. En revanche, cette dernière passerait d'un à trois mois. S'ensuivrait le rapport du commissaire enquêteur et la rédaction de l'arrêté d'autorisation. Il est également prévu de "mutualiser" les concertations publiques lorsque plusieurs projets ont lieu sur une même zone géographique.
Une procédure d'exception pour les grands projets
Voilà pour le cadre général. Mais pour les "projets d'intérêt national majeur" tels que les "gigafactories", dont il a beaucoup été question ces derniers jours avec le projet de ProLogium à Dunkerque, une procédure dérogatoire sera mise en oeuvre : l'Etat prendra la main (article 9). "La bataille est au couteau entre Chine, Etats-Unis, Europe, personne ne se fait de cadeau", a encore justifié Bruno Le Maire. Un décret du Premier ministre viendra préciser ce que sont ces "projets de constructions, aménagements, installations et travaux liés aux projets industriels d’intérêt national majeur pour la souveraineté nationale ou la transition écologique". Ainsi lorsqu'un Sraddet, un Scot, un PLU (ou PLUi) ou une carte communale "ne permet pas la réalisation" d'un tel projet, le préfet informe la collectivité concernée de "la nécessité de la mise en compatibilité et ses motifs ainsi que les modifications qu’elle estime nécessaires pour y parvenir". Et il engage cette procédure de mise en compatibilité accélérée (raccordement électrique, révision du document d'urbanisme, permis de construire délivré par l'État). Trois critères seront pris en compte pour définir un projet d'intérêt national : l’emploi, l’impact sur l’environnement et la souveraineté nationale, a précisé Bruno Le Maire.
Le texte précise toutefois que "le projet de mise en compatibilité fait l’objet d’un examen conjoint par l’État, par la région, la collectivité territoriale, le département, l’établissement public ou la commune" concernés et d'une procédure de participation du public, alors qu'une étude environnementale est requise.
Le gouvernement justifie cette procédure par la lenteur des procédures actuellement nécessaires pour mener à bien un grand projet (vingt-quatre mois de plus que la normale). Pour le ministre délégué à l'industrie, Roland Lescure, l'inauguration le 30 mai de la méga-usine de batteries du groupe ACC à Douvrin (Pas-de-Calais), tout juste deux ans après l'autorisation, est "l'exception qui doit devenir la règle".
Un gain de temps "très limité"
"La mesure a un champ limité, il s'agit d'une procédure d'exception, qui se fera en associant les élus", a aussi promis le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu, se félicitant que le texte ait été approuvé "à l'unanimité" par le Conseil national de la transition écologique (CNTE). Ce qui n'a pas empêché le Conseil national de l'évaluation des normes (CNEN) d'émettre, lui, un avis "défavorable" sur cet article. Le CNEN fait valoir que "l'acceptation locale" au déploiement de ces usines est "essentielle à leur succès" et qu'en conséquence "aucune dérogation au projet du territoire ne doit être autorisée sans l'accord des collectivités concernées".
La mesure a d'autant plus de mal à passer qu'elle va à l'encontre de la promesse d'une "territorialisation" de la politique industrielle par le chef de l'Etat. De plus, pour Intercommunalités de France, le gain de temps obtenu par cette procédure serait "très limité", "dans la mesure où le premier frein à l’implantation d’un industriel ne réside pas dans les documents d’urbanisme mais dans le manque de foncier industriel disponible". "70% des intercommunalités font face à des départs d’entreprise et des refus d’implantation faute de foncier économique disponible", rappelle l'association qui craint aussi que les collectivités se voient ainsi "privées de leur capacité de négociation" avec l'industriel. Elle "appelle plutôt à mobiliser le tandem régions-intercommunalités". France urbaine s'inquiète aussi de cette remise en question de "la capacité des élus locaux à négocier l’implantation des projets". "Il n’est pas acceptable que l’accélération des procédures se fasse au profit des préfets et au détriment des maires, qui sont les plus à même de connaître les besoins de leurs territoires et des citoyens", fait valoir l'association des grandes villes et agglomérations dans un communiqué.
"Une recentralisation qui ne dit pas son nom"
L'Association des maires de France se montre encore plus remontée par cette disposition "inacceptable", "qui porte une nouvelle et grave atteinte aux pouvoirs des maires, et plus largement aux compétences locales d’urbanisme". Elle dénonce "une recentralisation qui ne dit pas son nom". Plus mesurée, l'Association des petites villes de France (APVF) "redit avec force que les retards dans les délais d’implantation ne sont pas dus aux maires mais bien à la superposition des règlementations" et appelle "à aller au bout de la démarche de territorialisation de la réindustrialisation du pays, en s’appuyant davantage sur les maires des petites villes". Ces dernières concentrant "70% de l’emploi industriel".
Le projet de loi comporte également des mesures en matière de remembrement commercial, de commande publique (mise en valeur des critères environnementaux), entend favoriser l'économie circulaire et instaure un "plan d'épargne avenir climat" à destination des mineurs. Comme annoncé par Emmanuel Macron le 11 mai, le gouvernement entend par ailleurs créer un "crédit d'impôt industrie verte" et réformer le bonus à l'achat de véhicule électrique pour privilégier la production européenne.
Le projet de loi sera examiné au Sénat à partir du 19 juin puis à l'Assemblée la semaine du 17 juillet. L'AMF appelle d'ores et déjà le gouvernement "à revoir d’urgence" l'article 9 et "à défaut, soutiendra toute initiative parlementaire en ce sens".