Grand débat : Édouard Philippe procède aux derniers ajustements
"Nous croyons à ce débat", a affirmé le Premier ministre à l'issue d'un séminaire gouvernemental, tenu au lendemain de l'annonce par la présidente de la Commission nationale du débat public de son retrait du pilotage du "grand débat national". Pour lever les incertitudes qui pèsent sur ce processus de dialogue, le chef du gouvernement a annoncé qu'il procéderait à des consultations, notamment avec les associations d'élus. Et qu'il diffuserait lundi, veille du lancement du débat, un document de cadrage précis. Sur la méthode, les choses n'ont pas beaucoup changé et les maires sont toujours autant attendus.
Alors que le grand débat national doit s'ouvrir dans moins d'une semaine, le Premier ministre s'est exprimé devant la presse ce 9 janvier, à l'issue d'un séminaire gouvernemental qui devait permettre de clarifier la "structure" du dispositif et le "rôle des ministres à partir du 15 janvier". La veille, Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), avait annoncé sur France 2 qu'elle se retirait du pilotage du débat considérant que, suite à la polémique suscitée par la révélation de son niveau de rémunération, son maintien ne permettrait pas de garantir les "conditions de sérénité" nécessaires au débat. Tout en étant globalement saluée et respectée, cette décision a semblé ajouter de la confusion à un débat dont les contours semblaient déjà incertains. Des positionnements divergents s'étaient notamment rendus visibles ces derniers jours de la part de différents ministres et secrétaires d'État.
Parmi les épineuses questions à l'ordre du jour du gouvernement cet après-midi : quelles marges de manœuvre ouvrir pour convaincre les gilets jaunes et l'ensemble des Français que leur participation ne sera pas inutile ? Mais aussi, qui pour remplacer Chantal Jouanno et assurer une conduite neutre et professionnelle du débat ?
Des consultations avec les syndicats et les associations d'élus
Tout en relativisant l'impact du retrait de Chantal Jouanno, le Premier ministre a indiqué qu'il consulterait les organisations syndicales et patronales et les associations d'élus, afin de finaliser la préparation du débat. Il sera ainsi en mesure de présenter lundi une "description totale, parfaite du dispositif". Cette communication devrait précéder de peu la lettre du président de la République aux Français, destinée à lancer officiellement le débat.
Sur la méthode, le chef du gouvernement a confirmé que l'objectif était d'organiser le dialogue "au plus près des Français", à travers un "foisonnement" d'instruments et de lieux, et en s'appuyant pour cela largement sur les maires. Ainsi, parmi les formules qui seront proposées : des "réunions d'initiative locale" qui démarreraient dès la semaine prochaine, de même que la plateforme internet dédiée au débat, et des "stands mobiles". Des "conférences citoyennes régionales" permettront à une centaine de Français, "tirés au sort dans chaque région", d'"échanger entre eux et d'ensuite venir nourrir" la réflexion d'ensemble. Le tirage au sort devant être organisé, ces conférences devraient se tenir à la fin de la période du débat, a précisé le Premier ministre.
Des garants localement, des "sages" au niveau national ?
Concernant les "règles" permettant de répondre aux "obligations de transparence et d'impartialité", Édouard Philippe a confirmé la "nomination de garants indépendants, incontestables". Cela implique a priori que la CNDP sera bien partie prenante du processus, puisque c'est elle qui a la responsabilité du réseau de 250 garants de la concertation qu'elle a elle-même désignés selon des critères précis.
Il reste à choisir le ou les pilotes ou garants de la démarche dans sa globalité, ceux qui apporteront du crédit au débat. Trouver de telles personnalités en quelques jours ne semble pas chose aisée. "Il faut quelqu'un qui ait la confiance des Français, qui ne soit pas suspecté d'être proche d'un élu ou proche d'un mouvement", a estimé Agnès Buzyn ce 9 janvier sur RMC/BFMTV. Avant de déplorer : quelqu'un qui ait "l'estime des Français, un sage, on n'en a pas tant que ça".
Autre question à laquelle le chef du gouvernement devra répondre lundi : comment - et surtout par qui - sera réalisée la synthèse du débat pour en assurer l'impartialité ? La CNDP, dont c'est le métier, peut-elle prendre en charge ce travail, sous le pilotage d'une autre personnalité que sa présidente ?
Enfin, même si les quatre grands thèmes du débat ont été rappelés - fiscalité et dépenses publiques, organisation de l'État et des services publics, transition écologique, démocratie et citoyenneté -, des précisions sont attendues sur certains points. "Evidemment la parole est libre", a assuré Édouard Philippe. Mais "le grand débat, ce n'est pas le grand déballage et il n'est pas question de revenir sur des avancées dans notre droit, que ce soit l'IVG, la peine de mort, le mariage pour tous", a complété Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement. L'exécutif souhaite éviter que le débat ne soit accaparé par des sujets jugés explosifs - dont l'immigration ? -, alors qu'une proposition d'abolir la loi sur le mariage pour tous a remporté des milliers de suffrages sur la plateforme de consultation mise en place par le Conseil économique, social et environnemental. Les garants seront-ils déployés suffisamment en nombre pour organiser le débat et, dans une certaine mesure, canaliser l'expression pour aborder prioritairement les sujets désignés par le président de la République ?
Ouverture et fermeté, écoute et action
À défaut de réponses complètes, Édouard Philippe a tenu à afficher ce 9 janvier la détermination du gouvernement à s'engager rigoureusement dans le processus. "Nous croyons à ce débat, nous pensons qu'il est indispensable. Nous pensons que dans la phase que connaît notre pays, nous devons être à la fois extrêmement ouverts à un débat productif et utile et évidemment très fermes sur le fonctionnement des institutions républicaines." Le ton est donc donné.
La recherche d'équilibre sera la préoccupation du gouvernement pour ces prochains mois. Équilibre entre "écoute" et "action", avec un programme de travail très dense - détaillé par le Premier ministre in extremis après avoir parlé du débat. Mais aussi des ajustements de calendrier destinés à prendre en compte l'expression des Français, avec le report de l'examen de la réforme institutionnelle, de la loi d'orientation sur les mobilités ainsi que des décisions relatives à l'organisation territoriale.
Équilibre également entre une posture d'ouverture, indispensable à l'exercice même du débat, et une posture de fermeté sur l'ordre public et le respect des institutions, avec notamment l'adoption de nouvelles mesures sécuritaires destinées à faire face aux "casseurs" (voir notre article du 8 janvier 2019).
Le 15 janvier, premier jour de ce "grand débat national" qui doit durer jusqu'en mars, le président de la République se rendra dans l'Eure, avant d'effectuer d'autres visites en région.
"Cahiers de doléances" : le pouvoir d'achat en tête
"Leur préoccupation, c'est pouvoir d'achat, pouvoir d'achat, pouvoir d'achat" : pendant un mois, les habitants des petites communes ont exprimé leur colère et leurs revendications sur des "cahiers de doléances" ouverts dans les mairies. Lesquels doivent à présent alimenter le "grand débat". Une démarche constructive, pour l'Association des maires ruraux de France (AMRF) à l'origine de l'opération, même si la participation a été très inégale. Au moins 5.000 communes ont recueilli des milliers de contributions de citoyens, selon l'AMRF. Le pouvoir d'achat, "l'injustice fiscale" et la diminution de l'offre de services publics en milieu rural arrivent en tête des préoccupations.
"Nous, les maires des petites communes, ça fait longtemps qu'on a tiré la sonnette d'alarme. On voit bien que depuis trois-quatre ans les gens n'y arrivent plus", affirme Jean-Paul Ryckelynck, maire de Haveluy, une commune du Nord de 3.100 habitants.
Dans le Lot-et-Garonne, 70 à 80 communes sur les 316 que compte ce département rural ont recueilli "10 à 15 doléances", soit un total d'environ un millier de contributions, selon le maire de Saint-Laurent (526 habitants) Guy Clua, vice-président de l'AMRF. Là encore, la "justice sociale" et la "justice fiscale" arrivent en tête des revendications.
À Marly (Nord), ville communiste de quelque 12.000 habitants, ce sont environ 180 messages qui ont été écrits dans le cahier de doléances. "Arrivée au 10 du mois, je n'ai plus de quoi nourrir, habiller les enfants et encore moins de faire Noël", lit le maire Fabien Thiémé : "C'est poignant ! Mes administrés disent 'trop c'est trop'. Ils sont asphyxiés par les charges, par l'augmentation de tout ce qui touche au quotidien, l'eau, le gaz, l'électricité, le carburant, ils n'en peuvent plus et ils veulent être entendus".
En Savoie, Jean-Christophe Eichenlaub, maire du Montcel (1.043 habitants) a recueilli une trentaine de contributions. Les gens disent "leur besoin de respirer. Le 'petit' a du mal à s'en sortir et rien n'est fait pour arranger sa vie", résume-t-il.
Les doléances fusent parfois dans toutes les directions : diminuer les taxes, remplacer le Sénat, taxer les revenus du capital, lutter contre les lobbies, rétablir des services de proximité, augmenter le nombre de fonctionnaires dans les hôpitaux et les Ehpad, fermer l'Ena... Avec la fracture numérique en ligne de mire : "Supprimer toutes les démarches administratives par internet". "Cette expression, il faut qu'elle soit suivie d'effets, parce que si ça repart comme avant, alors là ça va faire mal", prévient Jean-Christophe Eichenlaud.
Déception en revanche à Lesterps, en Charente, où le maire de cette commune de 550 habitants n'a recueilli aucune contribution écrite. "Pour beaucoup de personnes, passer de l'oral à l'écrit ce n'est pas évident. On préfère échanger oralement, dans la rue, dans les commerces ou au café", explique Daniel Soupizet. "Ce qui revient le plus souvent, c'est le sentiment de ne pas être entendu d'en haut, et bien sûr le pouvoir d'achat, l'inégalité devant l'impôt et le trop plein de taxes", résume-t-il.
Parfois, il y a "tout et n'importe quoi", "comme le rétablissement de la peine de mort, l'interdiction de la franc-maçonnerie" et "de façon unanime la demande de démission du président de la République, ce qui n'est pas non plus très pertinent", note le maire UDI de Paimpol (Côte d'Armor, 8.000 habitants) Jean-Yves de Chaisemartin.
Les cahiers ont été déposés en préfecture et l'AMRF doit remettre une synthèse aux présidents du Sénat, de l'Assemblée nationale, puis au chef de l'État. Sollicités pour le grand débat à venir, les maires entendent s'en tenir à un rôle de "facilitateur", en mettant à disposition des salles municipales. "Il faut quand même qu'il se passe des choses suite à cette consultation... Donc il faudra que le président de la République donne des engagements très précis dans sa lettre pour que les citoyens aient véritablement envie de participer", souligne le président de l'AMRF, Vanick Berbérian.
AFP