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Transports - Ferroviaire : les députés européens sabrent la réforme élaborée par la Commission

Les élus de Strasbourg ont complètement réécrit le projet de réforme ferroviaire conçu par la Commission européenne, en s'alignant sur le modèle du rail allemand. La France est embarrassée : une clause cantonnerait une filiale de la SNCF au marché français.

Le ferroviaire fait consensus quand il s'agit de vanter ses vertus environnementales. Beaucoup moins lorsqu'il faut lui assurer un avenir économique, à l'heure où il ne représente que 6% du transport des voyageurs en Europe. Présentées comme un recours contre sa marginalisation, la concurrence et la remise en cause des modèles historiques sont l'objet de profondes divisions. En témoigne le vote intervenu le 25 février au Parlement européen.
Une série d'amendements initialement portés par des eurodéputés de gauche (Gilles Pargneaux du PS, Karim Zéribi d'EELV), comme de droite (Herbert Reul de la CDU), infligent un sérieux coup de boutoir à la "muraille de Chine" que la Commission européenne souhaitait ériger entre le gestionnaire d'infrastructure et les transporteurs d'un même groupe. Le but : libéraliser les lignes nationales et bannir le risque de favoritisme au profit des entreprises ferroviaires historiques.

Lobbying germano-italien

Tous les grands principes du texte d'origine sont touchés. L'interdiction de voir les hauts responsables siéger à la fois dans les conseils d'administration du gestionnaire d'infrastructure et des opérateurs ferroviaires d'une même holding a été supprimée. L'indépendance du gestionnaire d'infrastructure est également fragilisée : le projet initial visait à éviter le scénario à la française où RFF délègue certaines tâches à la SNCF, comme la réalisation de travaux sur les voies. Les députés européens ont rouvert la possibilité d'une sous-traitance. Même coup de canif dans les arrangements financiers consentis au sein de la holding. Les dividendes dégagés par le gestionnaire d'infrastructure sont censés être réinvestis dans la rénovation des voies, mais les amendements votés diluent ce principe.
De fait, les frontières financières sont estompées : l'interdiction, pour le gestionnaire d'infrastructure, de lever des fonds sur les marchés par l'intermédiaire des autres entités du groupe ferroviaire a été abrogée. La holding pourra par ailleurs accorder des prêts dans des conditions favorables au gestionnaire d'infrastructures, qui pourra lui-même accorder des prêts à ses filiales. Un patchwork complexe, fruit du lobbying de l'Allemagne, qui tient mordicus à préserver le modèle de la Deutsche Bahn. L'Italie a aussi fait pression, soucieuse d'aménager les règles européennes au profit de son système de joint-venture public-privé. La France, qui craignait de voir une directive européenne parasiter sa propre refonte de la SNCF, présente un modèle financièrement moins controversé. A l'issue du vote, c'est pourtant elle qui hérite d'une situation peu confortable.

Guet-apens contre Keolis

Certes, le passage à la mise en concurrence par des appels d'offres est prévu en 2022 au plus tard (à l'exception des petits contrats, voire d'autres marchés, plus importants, sous certaines conditions). Mais les Etats disposeront d'une arme redoutable pour accélérer le processus. Ils pourront barrer l'entrée d'un opérateur extérieur s'il exerce dans un Etat où la mise en concurrence n'est pas prévue par la loi et si plus de 50% des contrats de service public de la maison-mère ont été obtenus sans mise en concurrence.
Tel qu'il est rédigé, l'amendement ressemble à un guet-apens contre Keolis, filiale de la SNCF, bien implantée en Europe : les critères fixés épargnent d'autres entreprises françaises comme la RATP ou Transdev, et les transporteurs des autres pays, indique un expert. Une discrimination délibérée ? Possible, mais le cas n'est pas facile à plaider, à l'heure où l'Hexagone irrite ses partenaires à force de protéger son marché.
En coulisses, les forces en présence nouent une intrigue opaque, faite d'alliances opportunistes et de trahisons. Un fin connaisseur du dossier décrypte le feuilleton : la SNCF "s'est fait manipuler par la Deutsche Bahn, qui l'a amenée à soutenir le modèle intégré. Les Allemands ont ensuite manipulé les Italiens contre les Français afin de couler Keolis, le seul opérateur qui parvient à les concurrencer chez eux." Ce jeu de dupes, Paris et Berlin le cultivent sans limites. Le 19 février, lors du conseil des ministres franco-allemand, les deux capitales ont promis d'afficher un front uni sur le quatrième paquet ferroviaire.
 

Du jamais-vu

Depuis le début des négociations la France a offert "un appui inespéré" au modèle intégré allemand, déplore l'eurodéputé Dominique Riquet, alors que la Deutsche Bahn (DB) a "racheté le tiers du marché européen" dans des conditions douteuses. De fait, l'opacité comptable du groupe s'est muée en force de frappe : excédents de DB Netz réinvestis dans des acquisitions d'entreprises, coût de l'électricité surfacturé aux concurrents par DB Energie, etc. Finalement, la France a-t-elle eu raison de ne pas monter au créneau contre la gouvernance de DB ? A Bruxelles, on hésite. De toute façon, Berlin "aurait réussi à avoir une minorité de blocage" au Conseil, croit savoir une source proche du dossier. Plusieurs observateurs finissent par relativiser, satisfaits de la promesse faite dans le contrat de coalition CDU-SPD : "tous les bénéfices" du gestionnaire d'infrastructure national devront être investis dans la rénovation du parc ferroviaire.
En attendant, le lobby des opérateurs historiques exulte, tant ses recommandations ont brillamment franchi le cap de la plénière. "Je suis très heureux de voir que le dialogue intense [avec] les membres du Parlement européen a abouti à des propositions législatives raisonnables", se félicite le patron des chemins de fer autrichiens et président de la Communauté européenne du rail, Christian Kern.
Au Parlement européen, certains fonctionnaires restent ébaubis de la volte-face opérée. "Je n'ai jamais vu des amendements en plénière défaire autant ce qui a été voté en commission", témoigne l'un d'entre eux. Le détricotage est tel que certains craignent une régression par rapport au premier paquet ferroviaire… La rumeur d'un retrait du texte effleure même les services du Berlaymont. Sans surprise, le commissaire en charge des transports, Siim Kallas, s'avoue franchement déçu : "Le rejet des points essentiels de la réforme est une démonstration de la ténacité des intérêts nationaux acquis." Il a annoncé dans un communiqué qu'il pourrait modifier ses propositions, voire les retirer.Lors d'une conférence de presse à Paris sur la filière ferroviaire le 27 février, le ministre français délégué aux Transports, Frédéric Cuvillier, affichait, lui, sa satisfaction. "Notre réforme ferroviaire, non seulement elle est eurocompatible mais en plus elle a impulsé une démarche", s'est-il réjoui. "Là où nous disons que nous existons, que nous souhaitons exister, et que nous souhaitons entraîner une certaine vision de l'Europe, nous sommes écoutés, nous faisons bouger les lignes", a-t-il commenté. La réforme ferroviaire française, dont la première lecture est prévue à partir du 16 juin à l'Assemblée nationale, doit être mise en place au 1er janvier 2015.

Marie Herbet / Contexte.com


Ferroviaire : une très sulfureuse libéralisation

Le rétropédalage opéré par les élus de Strasbourg est aussi le fruit de conflits plus ou moins dogmatiques sur les effets réels de la libéralisation. "Certains disent qu'il faut continuer comme avant, avec un système étatisé monopolistique. Je n'y crois pas : avoir un système rétracté dans un contexte mondialisé finira mal", prédit l'eurodéputé Dominique Riquet (PPE).
D'autres pourfendent la solution, pointant le renchérissement du prix du billet lors de l'arrivée d'acteurs privés. Quant à la baisse des coûts générée, elle se vérifierait surtout au moment du premier appel d'offres, moins ensuite, estime Jean-Louis Bianco. Le 25 février, plus de 2.000 cheminots manifestaient à Strasbourg. Venu de Belgique, un chef de gare dénonce la désorganisation et les retards consécutifs à la scission de la SNCB. "Venez passer huit jours avec nous pour voir dans quelles conditions on travaille", lance-t-il à l'eurodéputée EELV Isabelle Durant.