Difficultés de recrutement : un phénomène conjoncturel renforcé par des tendances lourdes ?
Dans le cadre de la mission "Formation-compétences-attractivité" menée par la délégation aux entreprises du Sénat, deux nouvelles auditions se sont déroulées jeudi 2 mars 2023 destinées à approfondir les travaux engagés autour de la double question des tensions de recrutement et de la pénurie de compétences observées en France.
La délégation aux entreprises du Sénat poursuit ses auditions dans le cadre de la mission "Formation-compétences-attractivité" dont la sénatrice de Savoie Martine Berthet (LR) est le rapporteur. Après une première séquence organisée le 26 janvier dernier visant à dresser un état des lieux des difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises en matière de recrutement, les sénateurs se sont cette fois-ci entourés d’experts afin d’évaluer s’il s’agit d’un phénomène conjoncturel lié à une situation de marché de l’emploi dynamique, ou bien la traduction de phénomènes plus profonds.
Economiste sénior à l’OCDE, spécialiste des questions d’emploi et de travail, Glenda Quintini, évoque au-delà du cas français des "méga-tendances" génératrices de déséquilibres. Si les progrès technologiques ont de longue date élargi le champs des tâches automatisables, la nouveauté réside aujourd’hui dans leur capacité à affecter des emplois à haut niveau de compétence. Même si globalement, "nous sommes toujours dans une situation où les emplois les moins qualifiés sont les plus affectés", reconnaît l’économiste de l’OCDE. Au final, elle estime en France autour de 10% le pourcentage d’emplois facilement automatisables. L’autre phénomène impactant, selon elle, reste "la transition verte" qui affecte en premier lieu les emplois "productifs" sans que l’on sache véritablement quantifier actuellement le niveau de compétence des nouveaux emplois induits par cette transition. Autre caractéristique du marché français de l’emploi, "environ 20% des adultes ont un niveau de formation très bas, même s’ils sont en emploi pour la plupart". La question étant de savoir "comment effectuer la transition vers des emplois qui demandent des compétences plus élevées ?".
Des formations longues qui éloignent de l’emploi ?
La formation semble une réponse évidente, même si celles disponibles n’apparaissent pas toujours adaptées aux besoins du marché du travail, note l’économiste. Philippe Dole, inspecteur général des affaires sociales honoraire, auteur en octobre dernier d’un rapport sur la "résorption des tensions de recrutement" (voir notre article du 17 novembre 2022), ajoute "qu’au-delà de six mois, l’avantage que procure une formation est contrecarré par l’éloignement du marché de l’emploi que cette formation génère". Au final, dans un marché de l’emploi très concurrentiel, l’orientation et la formation initiale doivent être questionnées dans leur efficience, résume-t-il. Et la question de l’attractivité des métiers "doit être mieux prise en compte dans les politiques de branches".
La "grande rétention", ou la tentation d’empêcher l’avènement d’un nouveau rapport au travail
Interrogé sur la réalité du concept de "grande démission", Tristan Dupas-Amory, chercheur associé au Centre d'études et de recherches sociologiques (CERS) et chargé d'enseignement à l'ESCP Business School, relève quant à lui "un nombre de démissions élevé mais pas inédit" qui s’inscrit, explique-t-il, dans un phénomène classique de reprise économique. Le taux croissant des démissions serait donc à la fois le marqueur d’une "vitalité du marché de l’emploi" ainsi que d’une "insatisfaction des salariés" qui s’exprime. Le chercheur constate d’ailleurs sans surprise que les secteurs qui polarisent les plus forts taux de démission (hébergement-restauration, commerce...) sont ceux où les rémunérations sont les plus faibles et les conditions de travail les plus difficiles. Au cœur du "contrat psychologique" qui lie le travailleur à son emploi, il y a l’équilibre entre contribution et rétribution. "Mais ce contrat est subjectif et ce levier-là est en train de changer dans la perception du rapport à l’emploi". A l’expression "grande démission, qui n’a que l’allure d’une révolution", Tristan Dupas-Amory préfère donc le concept de "grande rétention" qui reflète davantage, selon lui, "une tentation d’empêcher l’avènement d’un nouveau rapport au travail".
Auditionnée dans le cadre des travaux de la mission "Formation-compétences-attractivité", Adeline Croyère, sous-directrice des lycées et de la formation professionnelle au sein du ministère de l’Education, dresse le constat de la nécessité de renforcer les liens école-entreprise afin de forger chez les jeunes "cette culture de la projection dans le monde du travail". Dans ces conditions, le chantier de la rénovation des quelque 650 diplômes professionnels doit devenir un réel facteur d’attractivité, autant que la prise en compte de "la question de l’offre sur les territoires" et donc de la carte des formations. Interrogé sur les CFA d’entreprises, Bruno Lucas (Délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle au ministère du Travail, du Plein emploi et de la Formation professionnelle) rappelle qu’ils ont été créés dans une logique "de libération de l’offre" et qu’ils sont majoritairement l’apanage de grands groupes. Et si le développement récent de l’apprentissage semble bénéficier prioritairement aux élèves de l’enseignement supérieur, "cela va dans le sens des attentes des entreprises", explique-t-il simplement. |