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Damien Berthilier : "Il y a un risque que l'éducation prioritaire ne soit plus une priorité en dehors des REP+"

Comment le récent rapport d'Ariane Azéma et Pierre Mathiot sur l'éducation prioritaire, qui préconise notamment la suppression des REP, a-t-il été perçu par les élus locaux chargés de l'éducation ? Pour le savoir, Localtis a interrogé Damien Berthilier, président du Réseau français des villes éducatrices (RFVE) et adjoint au maire de Villeurbanne chargé de l'éducation et des universités.

Localtis - Attendu depuis plusieurs mois, le rapport  d'Ariane Azéma et Pierre Mathiot sur l'éducation prioritaire  a été remis le 5 novembre au ministre de l'Education nationale. Quel regard d'ensemble portez-vous sur ce travail ?

Damien Berthilier - Je serais assez prudent sur la lecture que l'on peut en faire. Il faut surtout attendre de voir ce que le gouvernement va en faire. Ceci dit, ce qui est intéressant est que les rapporteurs ont pris le temps d'écouter les acteurs locaux. Nous avons notamment été entendus sur le fait de ne pas toucher à l'éducation prioritaire avant les élections municipales [de mars 2020, ndlr]. Il aurait été désastreux de se retrouver avec une refonte de la carte de l'éducation prioritaire à ce moment-là. Ce que je trouve également intéressant dans leur démarche est d'essayer d'articuler un ancrage de l'éducation prioritaire sur les REP+ tout en donnant un peu plus la main aux acteurs locaux via les rectorats et les collectivités, mais aussi d'intégrer ces dernières dans les échanges sur la question de l'éducation prioritaire. Enfin nous sommes satisfaits, même si nous avons toujours défendu l'éducation prioritaire, de voir que les rapporteurs font le constat que la situation actuelle n'est pas tout à fait satisfaisante, en laissant notamment certaines écoles sans moyens spécifiques parce qu'elles n'étaient pas rattachées au bon collège. On a aussi beaucoup alerté sur la situation des écoles orphelines qui se retrouvent en QPV sans être en éducation prioritaire. C'est complètement absurde. Il y a donc des choses intéressantes dans ce rapport.

La mesure-phare préconisée par ce rapport est la suppression des REP dans leur forme actuelle pour les remplacer par un pilotage à l’échelle académique. Y êtes-vous favorable ?

Il y a clairement un risque que l'éducation prioritaire ne soit plus une priorité en dehors des REP+. C'est le point sur lequel nous devrons être vigilants. Après, que l'on donne la main aux rectorats pour travailler plus finement ne nous choque pas. Cela correspond même à une demande que nous avions de ne pas rendre les choses trop rigides, à condition, bien sûr, que cela ne devienne pas du clientélisme, et que notamment les villes de banlieue ne se retrouvent pas défavorisées par rapport à d'autres zones. Même s'il y a une nécessité d'avoir un travail sur la ruralité en particulier, il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment des villes. Un autre point de vigilance que nous avions déjà mis en avant revient à ne pas penser qu'on a tout à coup découvert qu'il y a de la pauvreté en milieu rural – ce n'est d'ailleurs pas ce que dit le rapport – et qu'il y a forcément plus de solidarité dans les zones urbaines. Il y a beaucoup de zones rurales riches. Le milieu rural est parfois plus hétérogène que la ville. De la même manière, dans les grandes villes, on n'a pas forcément beaucoup de ressources.

Pour montrer les limites de la politique d'éducation prioritaire, le rapport pointe notamment le fait que 70% des élèves appartenant à des familles des catégories populaires sont scolarisés hors éducation prioritaire. Partagez-vous ce constat ?

A Villeurbanne, nous avons une grosse moitié des enfants en éducation prioritaire, mais toutes nos écoles comportent un nombre d'élèves en situation de pauvreté important. Il est donc clair que les 70% d'enfants défavorisés qui ne sont pas en éducation prioritaire, on les retrouve aussi dans nos villes. Ce qui fait la différence, c'est la concentration. Quand vous avez un peu d'élèves issus de familles CSP+ dans une école, cela peut être moins impactant car l'école peut plus facilement faire jouer une solidarité interne. Il y a donc toujours une nécessité d'opérer une distinction. Mais l'idée de l'allocation progressive de moyens me semble toutefois avoir du sens, et cela se fait d'ailleurs déjà au niveau des collèges dans certaines académies. C'est le cas dans l'académie de Lyon, où deux collèges en zone ordinaire n'auront pas les mêmes moyens, certains étant plus aidés que d'autres en fonction de critères de richesse ou de niveau scolaire.

Vous prônez de la souplesse dans l'allocation des moyens. Sur quels points précisément ?

La question du collège et la question de l'école sont deux questions différentes. A l'école, on a quasiment gelé la carte de la géographie prioritaire avec les CP dédoublés. Quelle différence y a-t-il entre une école REP et une école ordinaire dans le premier degré ? Ce sont d'abord les primes, mais elles ne sont pas énormes par rapport à celles des REP+. Ensuite, la coordination, mais si elle fonctionne bien, je ne vois pas comment on pourrait l'enlever. Enfin, le dédoublement des CP. Et comme le ministre de l'Education s'est engagé à ne pas revenir en arrière sur ce point, cela veut forcément dire qu'on gèle la carte au niveau du premier degré, l'essentiel des moyens étant affectés au dédoublement. Si on veut aller plus loin, il faut dédoubler partout, progressivement, dans les écoles actuellement en zone ordinaire qui en ont besoin. Dans ma commune, j'ai deux écoles côte à côte, l'une en REP, car rattachée au collège REP avec CP dédoublés, l'autre, non rattachée à un collège REP, n'a pas les CP dédoublés alors que la population scolaire y est plus fragile. Quel est l'intérêt pour les enseignants de rester dans une école où ils auront 24 enfants alors qu'ils en auraient 12 à côté ? Ce n'est pas juste par rapport aux enfants. On pourrait avoir un vrai débat pour savoir comment on avance sur les CP dédoublés.

Et en ce qui concerne les collèges ?

Sur les collèges, il y aura forcément la question des primes, qui relève plus de l'Education nationale et de ses organisations syndicales. Si l'on est sur une vraie allocation progressive de moyens, cela sera-t-il si différent des REP ? La suppression des REP entraînera-t-elle celle des CP dédoublés dans les écoles rattachées ? La question du réseau est quelque chose qui ressort positivement dans le rapport, ce serait donc un peu absurde que l'on revienne en arrière. J'ai des demandes sur un quartier qui est en partie en politique de la ville pour que le collège passe en REP, mais ce n'est pas possible parce que la carte est gelée. Elle a été définie en 2015 et on ne peut pas en bouger. Qu'on puisse en rediscuter en permanence, je trouve ça plutôt intéressant si cela ne se fait pas à moyens en baisse mais plutôt avec une progression des moyens.

Le rapport préconise également des "négociations avec l’enseignement privé sous contrat d’association à des fins de renforcement de la mixité sociale et scolaire". La encore, y êtes-vous favorable ?

Il s'agit d'une reprise de ce que nous avions proposé dans notre note, mais pas forcément avec des moyens en plus. L'allocation de moyens des collectivités pourrait être modulée en fonction de la structure sociale des élèves de l'école. Ce n'est pas normal que l'on donne la même somme dans le forfait d'externat à une école privée accueillant des enfants favorisés et à une autre qui fera attention à sa composition sociale. Nous avions demandé qu'il y ait une réflexion sur la mixité sociale et scolaire, car si on ne s'attache qu'au critère social, on peut très bien prendre les meilleurs enfants des classes populaires. Or le but est aussi qu'il y ait une mixité de niveau. Cette réflexion a vraiment manqué à la loi pour une Ecole de la confiance [du 28 juillet 2019, ndlr]. On est en train de donner 150 millions d'euros de plus au privé sous contrat [dans le cadre de l'abaissement de l'âge de l'instruction obligatoire, ndlr] sans avoir la moindre exigence supplémentaire. Vu le niveau de financement de l'enseignement privé sous contrat en France, ce serait bien de poser le niveau d'exigence avant de parler des moyens. Il est sûr que si demain on enlève un financement REP dans un collège public et que l'on en rajoute en faveur d'un collège privé, ce serait incompréhensible. Avec les moyens qui ont été donnés aux écoles maternelles, sachant que ce sont souvent des structures qui regroupent premier et second degrés, le privé n'a pas besoin d'argent en plus. Il s'agit plutôt de leur donner des objectifs en plus et de permettre aux collectivités de pouvoir moduler le forfait d'externat en fonction de critères sociaux. Cela veut dire que certains collèges auraient moins de moyens.

Les collectivités sont enfin directement concernées par une autre préconisation du rapport : l'élaboration d'un agenda territorial sous l’autorité du recteur. Comment la jugez-vous ?

Nous y sommes très favorables, cela fait vraiment partie des propositions que nous avions portées, notamment sur la question du lien entre les projets éducatifs de territoire et la politique territoriale de l'Etat. Là-dessus, on ne peut que progresser. Le préalable à tout cela est qu'il y ait de la transparence autour des moyens que met l'Education nationale. On voit qu'il y a des disparités énormes entre les départements. Le département du Rhône est l'un des moins dotés de France. Aujourd'hui, l'inspecteur d'académie est obligé de prendre massivement dans les moyens de remplacement pour couvrir les besoins en CP dédoublés car nous connaissons une hausse démographique. Dans certains départements en baisse ou en stagnation démographique, à l'inverse, il y a eu des moyens. Il n'est pas normal que sous prétexte qu'un département ait moins de grandes villes on ait un nombre d'élèves par classe très inférieur à ce que l'on trouve dans le Rhône. Aujourd'hui des classes de maternelle à plus de trente élèves, sans être la norme, c'est très développé. Avoir de la transparence pour dire où on donne des moyens, c'est important. D'autre part, on ne peut plus décorréler les politiques de l'Education nationale et les politiques d'investissements des collectivités. Il faut que ce soit préparé en amont. L'idée d'un vadémécum conjoint à l'Etat et aux associations nationales serait intéressante, tout comme il serait intéressant de préciser qui finance. Il y a eu une transformation assez profonde des écoles avec les CP dédoublés. Il aurait vraiment fallu un pilotage national sur cette question, une vraie pensée structurante, et ne pas simplement dire aux préfets qu'ils pouvaient donner 200.000 euros ici ou que chacun agisse dans son coin.