Comment aider les femmes à "s'engager sans renoncer" dans les territoires ruraux ?
Autocensure, représentations sociales, manque de solutions de garde pour les enfants, manque d’informations et de modèles de réussite… bien identifiés, ces freins à l’engagement politique des femmes sont décuplés dans les territoires ruraux. Suite au rapport "Femmes et ruralité : en finir avec les zones blanches de l'égalité" de 2021, la délégation aux droits des femmes du Sénat a invité des élues à échanger sur l’accès des femmes aux responsabilités et sur l’élargissement du "champ des possibles" pour les jeunes filles de ces territoires. À en croire les élues, une combinaison de facteurs favorables – soutien des proches, organisation familiale, formation, opportunités éventuellement statutaires… – est nécessaire pour permettre l’engagement. Et si les "quotas" ne font pas l’unanimité, l’extension de la parité aux communes de 1.000 habitants est majoritairement jugée nécessaire pour avancer.
Au lendemain de la journée internationale des droits des femmes, la délégation aux droits des femmes du Sénat organisait une rencontre avec des élues des territoires ruraux sur le thème "Femmes et ruralité". Cela dans le prolongement du rapport "Femmes et ruralité : en finir avec les zones blanches de l'égalité", rendu public en octobre 2021 par la délégation (voir notre article du 19 octobre 2021). Constatant qu’aucune des mesures de l’Agenda rural gouvernemental ne prenait en compte les enjeux d’égalité entre les femmes et les hommes dans les territoires ruraux, les rapporteurs avaient formulé 70 recommandations sur les enjeux de mobilité, d’articulation des temps de vie, de jeunesse et d’orientation, d’emploi et d’insertion, d’entrepreneuriat, d’agriculture, de santé, de violences conjugales et d’engagement politique.
"La ruralité est le creuset d’inégalités plus marquées pour les femmes", a résumé Gérard Larcher, le président du Sénat, en ouverture de ce temps d’échange. "L’aménagement du territoire ne peut se penser sans la dimension égalité femmes-hommes et, inversement, les politiques d’égalité doivent systématiquement intégrer une dimension territoriale", plaide le sénateur des Yvelines.
Étendre la parité aux communes de moins de 1.000 habitants ?
Comment encourager l'engagement et l’accès aux responsabilités des femmes issues des territoires ruraux ? Cette question a été au cœur des échanges. Les femmes représentent aujourd'hui
- 42% des élus locaux
- mais seulement 20% des maires
- 11% des présidents de conseils communautaires,
- 20% des présidents de conseils départementaux,
- un tiers des présidents de conseils régionaux.
Dans les conseils municipaux des communes de moins de 1.000 habitants – qui représentent près des trois quarts des communes en France –, la part des femmes reste inférieure à celle des hommes : 38%, contre 49% dans les communes de plus de 1.000 habitants où s'applique l'obligation d'un scrutin de liste paritaire.
L'une des recommandations du rapport était de "faire sauter le verrou des 1.000 habitants" concernant l'application du scrutin paritaire, rappelle Jean-Michel Arnaud, sénateur centriste des Hautes-Alpes. Malgré "les difficultés que cela pose", le corapporteur estime que "les lignes ont un peu bougé", notamment au sein de l’Association des maires de France (AMF) (voir notre article du 12 mars 2021). Le débat ne semble toutefois pas tranché. Maire de Rognac (Bouches-du-Rhône) ayant des fonctions à l’AMF, Sylvie Miceli-Houdais fait valoir qu'il est déjà difficile de trouver des volontaires dans certaines communes rurales pour constituer "une liste tout court".
La parité n'avance qu'avec de telles "contraintes", lui répondent plusieurs sénatrices et élues locales. "Aller chercher des femmes en ruralité dans des communes de moins de 1.000 c’est aussi possible que dans de plus grandes communes", estime Laurence Perez, maire de la commune nouvelle de Saint-Jean-de-Galaure (Drôme).
Un besoin de formation et de secrétaire de mairie pour des maires ruraux "sur tous les fronts"
Présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales, Françoise Gatel se dit quant à elle favorable à l’extension du scrutin paritaire aux communes rurales, rappelant qu'"un conseil municipal se compose avec un échantillon représentatif de la population (quartiers, hommes et femmes…)". La sénatrice centriste d’Ille-et-Vilaine s’oppose en revanche à l’obligation de parité au niveau intercommunal, estimant que le mécanisme envisagé peut paradoxalement "poser des problèmes démocratiques" ; "la façon de faire", pour elle, c’est d’"encourager des femmes à devenir maires".
Du courage, il en faut effectivement pour accéder à ce type de responsabilités, abondent les élues dans la salle. Dans les communes rurales, les maires, hommes ou femmes, sont "sur tous les fronts" selon Kristina Pluchet, sénatrice (LR) de l’Eure, qui cite l’administratif, la médiation ou encore le désherbage des espaces verts… Et ces élus sont bien souvent démunis face à la charge des responsabilités et l’évolution constante du cadre réglementaire. "Je suis devenue maire par hasard et je me suis retrouvée sans secrétaire de mairie", témoigne la maire d’une commune de 400 habitants en Bourgogne. Sur cette pénurie de secrétaire de mairie, sujet déterminant pour les élus des petites communes (voir notre article du 28 septembre 2022), une proposition de loi vise précisément à "revaloriser le statut de secrétaire de mairie" (ce texte a d'ailleurs, depuis, été voté au Sénat en première lecture - voir notre article du 6 avril). L’édile bourguignonne, qui n’était pas complètement novice après une expérience d’élue d’opposition dans une grande ville, insiste sur le besoin de formation tant des élus que de leurs secrétaires.
Élue en 2020 maire de sa commune de Baratier (600 habitants, Hautes-Alpes) après quatre mandats en tant qu'adjointe, Christine Maximin est également vice-présidente de la communauté de communes de Serre-Ponçon et l'une des trois maires femmes des 17 communes concernées. "Les choses évoluent, il faut continuer", encourage celle qui a composé un conseil municipal paritaire. Sollicitant aussitôt un organisme de formation pour former son équipe, Christine Maximin était soucieuse de faire en sorte que "chacune et chacun prenne sa place". Elle estime nécessaire de poursuivre le travail sur "les nombreuses contraintes" qui empêchent les femmes de s’engager, notamment "en assurant une meilleure articulation des temps de vie".
Le soutien familial et la solution de garde, "déterminants" dans la prise de responsabilité
"Les principales difficultés mentionnées par les élues femmes portent sur la conciliation des vies politique, professionnelle et familiale", abonde Jean-Michel Arnaud. Pour en témoigner, c’est une responsable non pas politique mais syndicale qui a été mise en avant : Christiane Lambert, alors encore présidente de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) pour quelques jours puisqu'elle n'a pas brigué de troisième mandat au congrès du syndicat fin mars. Dans un témoignage mêlant spontanément les dates clés de sa vie personnelle – mariage, naissance de ses enfants… – à celles de son parcours syndical, Christiane Lambert a raconté les étapes de son engagement, distinguant deux éléments "déterminants" dans le fait qu’elle a pu franchir le cap d'une responsabilité nationale lorsque ses deux premiers enfants étaient en bas âge. Il s’agit du soutien de son mari et de la nounou de confiance qui a veillé sur les trois enfants du couple d'exploitants pendant 23 ans, trouvée grâce à l'aide de la Fédération nationale des jeunes agriculteurs (FNJA) – c’est d’ordinaire un "agent de remplacement" pour l’exploitation qui est recherché.
Interrogée sur les freins à l'accès des femmes aux responsabilités dans les territoires ruraux, la syndicaliste considère que "le premier frein est très souvent dans la tête", beaucoup de femmes craignant de ne pas être à la hauteur et de ne pas "réussir partout". Mais ce frein est lié aux autres obstacles qu’elle évoque ensuite : le conjoint qui "vit mal la prise de responsabilité", l'organisation familiale à mettre en place et le manque de solutions de garde d'enfants dans les territoires ruraux, ou encore les horaires de réunion qui souvent ne sont pas adaptés aux contraintes des mères. A ce sujet, la loi Engagement et proximité a permis la mise en place, pour les élus locaux, du remboursement des frais de garde d’enfants ou d’assistance aux personnes âgées, handicapées ou ayant besoin d'une aide personnelle à leur domicile (voir le Question-réponse du 15 mars 2021 de Territoires Conseils).
Christiane Lambert mentionne encore le besoin de formation des femmes dans le monde agricole, en particulier pour celles qui deviennent agricultrices "par le mariage". Se confiant sur ses propres hésitations, sur ses "insomnies" et son "perfectionnisme", la responsable syndicale relève également que "certaines femmes ne se mettent pas en avant, ne se jettent pas dans les responsabilités". "Il faut un peu [les] pousser pour qu’elles acceptent et on se rend compte quelques années après que finalement elles excellent dans leurs responsabilités", ajoute-t-elle, estimant que c’est là l’intérêt de dispositifs tels que la "vice-présidence féminine statutaire" existant dans le syndicalisme agricole – dont elle n’a pas bénéficié, selon ses dires – et la parité dans les conseils municipaux.
Manque d’informations, de modèles, d’opportunités… des obstacles en chaîne pour les jeunes filles
Ainsi, les "quotas" et autres dispositifs visant à garantir la représentation des femmes contribuent parfois à forcer un peu le destin et donc à faire progressivement bouger les lignes. L’accent a également été mis sur le rôle d’exemplarité des collectivités locales et des modèles qui sont présentés aux jeunes filles grandissant dans les territoires ruraux. "On ne doit pas souffrir du syndrome de l’imposteur", exhorte Laurence Perez, également présidente d’un syndicat de collecte d’ordures ménagères sur un territoire de 72.000 habitants. "Ce n’est pas un endroit où l’on attend les femmes", sourit-elle, aimant rappeler qu’"on peut être femme et savoir compter" et se félicitant d’avoir réussi à faire baisser la taxe d’ordure ménagère. Par ailleurs, à travers plusieurs initiatives, sa commune s’efforce "d’ouvrir aux filles en ruralité le champ des possibles sur la carrière, le métier, la vie qu’elles auraient envie de mener".
Un objectif qui est au cœur du projet de l’association Chemins d’avenir, qui a accompagné individuellement 5.000 jeunes depuis 2016 (notre article du 19 avril 2021). Salomé Berlioux, sa fondatrice, estime que les jeunes filles des territoires ruraux rencontrent dans leur parcours une "chaîne d’obstacles" : le manque d’information sur les filières et les métiers, "l’autocensure typiquement féminine et renforcée dans ces territoires", le manque de "rôles modèles" ou encore "d’incarnations de modèles de réussite", la "fracture numérique", le manque d’opportunités académiques, culturelles, professionnelles à proximité du domicile et le coût de la mobilité. Appelant à "s’attaquer à la racine du problème" et à proposer à ces jeunes filles "une chaîne de solutions", Salomé Berlioux observe que, lentement mais sûrement, ces enjeux deviennent plus visibles.
Comment "s’engager sans renoncer", interroge Annick Billon, sénatrice centriste de Vendée et présidente de la délégation des droits des femmes, en conclusion des échanges. La sénatrice précise : "Pour ne pas avoir à renoncer, il faut avoir un environnement favorable à l’engagement, c’est-à-dire qu’il faut être soutenue, quels que soient les modes de soutien. (…) On n’est pas des bêtes de travail, on a besoin d’un temps personnel, d’un temps professionnel, d’un temps d’engagement, et il faut réussir à faire concilier tout ça."