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Femmes et ruralités : en finir avec les zones d'ombre

À l’issue de dix mois de travaux sur la situation des 11 millions de femmes vivant dans les territoires ruraux, soit une femme du pays sur trois, la délégation aux droits des femmes du Sénat offre à travers un rapport un tour d'horizon des difficultés qu'elles rencontrent et formule 70 recommandations. Celles concernant la mobilité seraient "la clef de tout". La délégation appelle le gouvernement à intégrer les problématiques spécifiques aux femmes au sein de son Agenda rural.

"La mobilité c'est la clef de tout", a martelé Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat, à la fin de la présentation du rapport sur les femmes dans les territoires ruraux le 14 octobre 2021. A travers huit thématiques principales, ce rapport, truffé d'infographies, propose un tour d'horizon des difficultés mais aussi des solutions innovantes qui émergent au niveau local. Il en ressort que "les difficultés de mobilité sont à l’intersection de tous les sujets touchant les femmes des territoires ruraux" (lire aussi notre article du 8 juillet 2021). Ces difficultés "signifient un accès plus compliqué à l’emploi, aux services publics, aux soins, aux modes de garde, aux commerces, aux associations et aux loisirs pour les femmes et pour les enfants dont elles assurent les trajets. Elles sont aussi à l’origine d’un isolement plus grand, phénomène renforcé au cours de la crise sanitaire, et entravent la lutte contre les violences conjugales, en rendant plus complexes le déplacement en gendarmerie comme le départ du domicile", détaille le rapport. Alors que la voiture représente 80% des déplacements en zone rurale et y constitue souvent un critère d'embauche, seules 80% des femmes vivant en zone rurale sont détentrices du permis B, contre 90% des hommes. Sur ce point, la délégation recommande notamment d'intégrer dans le parcours scolaire l'apprentissage du code de la route et de mieux faire connaitre les aides au permis de conduire. Elle encourage également à développer les plateformes de covoiturage, y compris scolaire, et à développer des permanences, au besoin itinérantes, des services publics et des associations, ainsi que le développement des tiers-lieux en envisageant des mutualisations avec des services d'accueil des jeunes enfants.

13 départements dépourvus de gynécologues 

Point noir du rapport, la délégation "déplore que la santé des femmes ne soit pas considérée comme une priorité dans les territoires ruraux où la désertification médicale touche tout particulièrement les gynécologues". Elle estime qu'il y a en moyenne 2,6 gynécologues médicaux pour 100.000 femmes en âge de consulter en France mais relève que dans 77 départements sur 101, cette densité est inférieure à la moyenne nationale ; sans compter que 13 départements en sont dépourvus. A cela, elle ajoute que le nombre de maternités a été divisé par trois en 40 ans. Ce qui lui permet de conclure que les femmes ont plus difficilement accès aux centres de santé et médecins spécialistes éloignés. Ces difficultés d’accès aux soins conduisent parfois au renoncement, par certaines femmes en milieu rural, à un suivi gynécologique, "pourtant primordial en matière de prévention, et à de faibles taux de dépistage des cancers féminins".
A contrario, la délégation se félicite "du dynamisme du réseau des sages-femmes en milieu rural notamment et du maillage territorial fort des pharmaciens qui pourraient combler certaines lacunes du maillage territorial des professionnels de santé". La délégation liste plusieurs recommandations parmi lesquelles celle de "généraliser à tous les départements ruraux les solutions de médecine itinérante, type bus ou camion itinérants équipés et pluridisciplinaires". Elle suggère également de "faciliter, tout en l’encadrant, le déploiement dans les zones rurales des téléconsultations gynécologiques, y compris dans des tiers-lieux si nécessaire, et autoriser les sages-femmes à pratiquer la télé-expertise".

Femmes rurales : seulement 26% des appels au 3919 

Au chapitre des violences faites aux femmes, Annick Billon a rappelé que "près de la moitié des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que les femmes rurales ne représentent qu’un tiers de la population féminine nationale" (lire notre article du 19 février 2021) et dénonce "la double peine" des femmes vivant à la campagne. Le rapport avance que "l’identification et la protection des victimes y sont plus complexes en raison de l’isolement social et géographique des femmes victimes de leur insuffisante mobilité, du manque d’anonymat et de confidentialité, d’une méconnaissance de leurs droits et des dispositifs existants et d’un manque de structures d’hébergement adaptées". Une illustration étant que les femmes rurales sont sous-représentées dans les sollicitations des dispositifs d’aide et ne représentent que 26% des appels du 3919. Dans cette lutte contre les violences faites aux femmes, la délégation estime que "les acteurs locaux pourraient jouer un rôle majeur". Elle salue les initiatives d'élus locaux qui "s’engagent et sont souvent à l’origine d’initiatives bienvenues", listant la communication autour des dispositifs d’aide, les mises à l’abri, le soutien financier aux associations, les logements dédiés aux femmes victimes de violences, le centre médico-social ambulant, etc. Même si Annick Billon estime qu'il y a "un déficit cruel d'information des élus qui ne savent pas toujours comment sortir une femme d'un parcours de violence". 
Le rapport souligne aussi le rôle des professionnels de santé que sont les pharmaciens et médecins traitants qui sont "souvent en première ligne dans les territoires ruraux" avec les associations. Lors de la présentation, le rapporteur Bruno Belin a rappelé l'intérêt du code "masque 19" mis en place depuis avril 2020. Avec ce dispositif, une femme qui, dans une officine, prononce "masque 19" déclenche la venue rapide des forces de l'ordre à son domicile. 
C'est sur cette thématique que la liste des recommandations de la délégation est la plus longue...Sans toutes les évoquer, on notera que les élus locaux seront sans doute particulièrement attentifs à la proposition de "développer les lieux de permanence pour les associations d’aide aux victimes n’ayant pas les moyens d’ouvrir des centres d’accueil sur tout le territoire, au sein d’autres sites multi-accueils tels que les mairies ou les Maisons France Services à vocation pluridisciplinaire". La délégation propose également de généraliser à l’ensemble des départements ruraux les réseaux des personnes relais ou réseaux "sentinelles" permettant l’implication de nombreux acteurs dans la lutte contre les violences : professionnels de santé, collectivités territoriales, forces de sécurité intérieure, commerçants travaillant ensemble pour apporter des réponses aux femmes qui en ont besoin. Elle suggère également de "nommer des élus référents sur la thématique des violences faites aux femmes dans chaque équipe municipale en milieu rural" et "d'augmenter le nombre de places d’hébergement d’urgence dans les zones rurales et faire en sorte que les places d’hébergement et solutions d’accueil proposées soient spécialisées et diversifiées afin de s’adapter aux situations des femmes accueillies". Plus globalement, en termes de formation, la délégation estime enfin nécessaire de "renforcer la formation professionnelle et la sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles de tous les agents susceptibles d’accueillir des femmes victimes de violences".

Emplois de moindre qualité, précaires ou à temps partiel...

Sur le plan de l'insertion professionnelle, le rapport met en évidence que si les femmes des territoires ruraux sont moins touchées par le chômage que les femmes urbaines, elles le sont davantage que les hommes vivant dans le même milieu qu'elles. "Elles sont plus souvent concernées par des emplois de moindre qualité, précaires ou à temps partiel. Elles bénéficient d’opportunités professionnelles plus limitées et moins diversifiées". Ainsi, 25% des femmes travaillent dans les secteurs de la santé et du social (contre 11% en ville) où les emplois sont plus souvent précaires, faiblement rémunérés et/ou à horaire atypiques. Le rapport souligne que "ces caractéristiques spécifiques […] engendrent un risque accru de pauvreté pour les femmes de ces territoires, mais aussi de dépendance financière vis-à-vis de leur conjoint". Il conclut que "la question de l’emploi pérenne et de la mixité de l’offre d’emploi est un enjeu clé pour l’autonomisation et l’émancipation des femmes vivant en zone rurale". Sur ce point, la délégation recommande de "conforter l’action des Centres d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) au sein des territoires ruraux en faveur d’un accompagnement global des femmes dans l’accès à l’emploi en milieu rural" et "d'encourager un meilleur équilibre entre les femmes et les hommes au sein des filières à haut potentiel d’emploi dans les territoires ruraux" tels que le secteur du numérique, les métiers verts et verdissants, la silver économie et les services à la personne, le secteur de l’économie sociale et solidaire.

Concernant la jeunesse, les rapporteurs ont mis en évidence le fait que les jeunes filles rurales font face à des "souhaits et injonctions contradictoires". D'un côté partir pour avoir plus d'opportunités et de l'autre rester pour soutenir leur famille. Ainsi, si elles quittent plus souvent le territoire que les garçons, celles qui restent ont un champ d'opportunités plus limité que le reste de leur classe d'âge dans tous les domaines. Pour y remédier, la délégation aux droits des femmes suggère notamment d'encourager les dispositifs de mentorat, et les programmes types "Les cordées de la réussite", " des territoires aux grandes écoles", " Chemins d'avenir" ou " Elles osent".

Agricultrice : le statut de conjoint-collaborateur en cause 

Objectif d'un focus spécifique, le métier d'agricultrice a été étudié de près par la délégation car il avait déjà fait l'objet d'un rapport "Femmes et agriculture : pour l’égalité dans les territoires" en juillet 2017. La délégation se félicite de certaines avancées récentes. Elle cite celles concernant le statut, "avec une reconnaissance juridique accrue du travail des agricultrices et en particulier des conjointes d’agriculteurs, de formation, avec une progression du nombre de filles dans l’enseignement agricole, de moindre pénibilité physique et de droits sociaux", citant la revalorisation des petites retraites agricoles, la pleine application de la réforme du congé maternité. Mais le rapport rappelle qu’un renouvellement générationnel des exploitants agricoles est inévitable puisque la moitié des agriculteurs seront en âge de prendre leur retraite d’ici dix ans. Or "les agricultrices restent confrontées à des difficultés spécifiques d’installation compromettant ainsi la nécessaire mixité du métier". Le rapport estime que le nombre de femmes à la tête d’une exploitation agricole stagne, depuis dix ans environ, autour de 25% des exploitations. Sur cette question, la délégation se bat entre autres pour que soit limité dans le temps, pour une durée maximale de cinq ans, le bénéfice du statut de conjoint-collaborateur, tout en veillant au respect strict des mesures visant à mettre fin à l’absence de statut de certaines femmes travaillant sur des exploitations agricoles.

Enfin, concernant l'engagement politique des femmes en territoire rural, Annick Billon, qui sait de quoi elle parle, insiste sur le fait qu'il faut "absolument que les femmes qui sont engagées en politique aient le réflexe de s'organiser en réseau" pour défendre leurs positions, avoir une visibilité, prétendre à des formations, produire un effet de ruissellement qui donnerait à d'autres femmes l'envie de s'engager en politique. Dans les grandes tendances, le rapport relève "un accès croissant mais complexe aux responsabilités". Il cite les dispositions constitutionnelles et législatives adoptées depuis 1999 qui ont conduit à une nette féminisation des élus locaux. Mais note que malgré tout, "la proportion de femmes reste faible au sein des petites communes rurales, des intercommunalités et des exécutifs locaux". "Les femmes élues font face à des difficultés spécifiques", que le rapport détaille et que la délégation avait déjà passées en revue (lire notre article du 12 mars). Pour les dépasser, le rapport propose notamment d'imposer le scrutin de liste paritaire aux élections municipales de toutes les communes, en supprimant le seuil des 1.000 habitants, et d'appliquer le système de fléchage pour les élections intercommunales des communes de moins de 1.000 habitants avec obligation que ces listes soient paritaires, avec une stricte alternance homme/femme.

Suite à cette présentation, la délégation a annoncé qu'elle compte se tourner vers les deux ministres en charge de la ruralité et de l'égalité femmes hommes. "Toutes ces recommandations n'ont pas vocation à être transposées dans une loi", assure Annick Billon. Mais constatant l'absence du sujet de l'égalité femmes-hommes au sein de l'Agenda rural, la délégation appelle à tout le moins le gouvernement "à intégrer les problématiques spécifiques aux femmes au sein de son Agenda rural".