Attention au coût humain de la "réindustrialisation verte"
Au moment où l’Union européenne et la France mettent les bouchées doubles dans "l’industrie verte", une étude du Cepii émet des doutes sur la capacité des "destructions créatrices" à absorber le choc des mutations à venir.
"Rater le virage de l’industrie verte, c’est prendre le risque d’une nouvelle vague de désindustrialisation, aux conséquences durables pour les individus concernés et les territoires." C’est la mise en garde sans détour des économistes Axelle Arquié et Thomas Grjebine, du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii) rattaché à Matignon, dans une note publiée le 22 mars. Alors que le monde se livre à une concurrence exacerbée dans ce domaine, les deux chercheurs ont analysé les conséquences des plans sociaux intervenus dans l’industrie entre 1997 et 2019 pour voir quels enseignements en tirer dans le contexte de décarbonation en cours. "Contrairement à l’hypothèse de destruction créatrice, ils n’ont pas permis de réallocations de main-d’œuvre bénéfiques pour l’économie locale", concluent-ils. Or la transition écologique, parée de toutes les vertus, pourrait causer des dégâts sociaux importants, comme tente d’y remédier timidement l’Union européenne avec le "fonds pour la transition juste" et le "fonds social pour le climat", créés pour amortir les chocs des mutations découlant de son objectif de neutralité carbone à horizon 2050.
Difficulté à retrouver un emploi stable
Le premier enseignement est qu’à l’issue de ces plans sociaux, les salariés concernés peinent à retrouver un emploi stable. Ils sont près de 40% à ne plus être en emploi (au sens de l’Insee) un an après leur licenciement et plus de la moitié six ans après. Et ceux qui ont retrouvé un emploi enregistrent une baisse de 25% de leur salaire, avec de profondes inégalités en fonction des qualifications. Le salaire chute de 38% chez les moins qualifiés un an après le licenciement quand les plus qualifiés ne subissent quasiment aucune perte. Les "réallocations sectorielles" (changements de secteur) ne sont guère profitables : un salarié de l’industrie réorienté vers les services subit une perte salariale de 58%.
Par ailleurs, les salariés qui ont retrouvé un emploi travaillent généralement dans des entreprises plus petites (et qui emploient davantage en CDD), moins créatrices de valeur ajoutée et qui ont un taux d’investissement 36% plus bas six ans après le plan social, comparées aux autres entreprises qui n’ont pas licencié. "Or, un moindre investissement aujourd’hui risque de conduire à moins de croissance demain", soulignent les auteurs.
Une "précarisation accrue" de la zone d'emploi
Les plans sociaux n’affectent pas seulement les individus mais toute la zone d’emploi qui se retrouve dans une situation de "précarisation accrue", avec plus d’intérimaires et de CDD dans l’emploi total et un taux de chômage de 12% supérieur. L’explication : "Lorsqu’une usine ferme ou réduit drastiquement sa taille, c’est l’activité des sous-traitants et de tous les services associés qui sont menacées : commerces, restaurants, entreprises de nettoyage, etc."
La logique schumpétérienne de destruction créatrice voudrait que cette dégradation soit progressivement compensée par l'apparition de nouvelles activités. Ce n’est pas ce qui se produit : la part d’industries dans les zones touchées par un plan social est 14% plus basse un an après le licenciement collectif et même 22% six ans après. "Compenser les 'perdants' de la transition écologique, comme on espérait pouvoir le faire dans les années 2000 pour les 'perdants' de la mondialisation ne peut suffire", avertissent les économistes. Car "il a été très difficile, voire impossible, pour les politiques publiques de réellement cibler les personnes touchées". C’est pourtant cette idée de compensation qui sous-tend la création du fonds social pour le climat, suscitant l’enthousiasme du député maltais David Casa, rapporteur du texte au Parlement pour qui "nous n'avons jamais été aussi proches de garantir que la transition climatique sera plus équitable et plus inclusive socialement". Les deux économistes veulent cependant voir dans le plan Industrie verte présenté par la Commission le 1er février (voir notre article du 3 février 2023) "un premier pas" répondant aux politiques déployées par la Chine et les États-Unis.