Assises des départements : décentraliser pour soigner la crise démocratique

Les Assises des départements se sont ouvertes ce 9 novembre à Strasbourg. A l'heure où une mission sur la décentralisation a été confiée à Eric Woerth, cette problématique a été abordée y compris sous l'angle de la crise démocratique que connaîtrait aujourd'hui le pays. Pour François Sauvadet, le président de Départements de France, "recul de la confiance des citoyens et recul de la décentralisation" vont de pair.

Les conseillers départementaux étaient réunis en nombre à Strasbourg ce jeudi 9 novembre pour l'ouverture de leurs Assises nationales. Près de 2.000 participants. Ils sont entrés très vite dans le vif du sujet : la décentralisation. À peu près, en somme, comme à chaque congrès de Départements de France ? Certes. Avec toutefois, semble-t-il, un constat prenant aujourd'hui un relief particulier : tout comme les élus des autres niveaux de collectivités – on l'a notamment entendu lors des précédents congrès d'élus de l'automne –, les représentants des départements évoquent largement la crise démocratique qui marquerait désormais le climat social français. "Nos concitoyens n'y croient plus", résume Frédéric Bierry, le président de la Collectivité européenne d'Alsace, puissance invitante de ces Assises. François Sauvadet, le président de Départements de France (DF), évoque de même "une crise de sens, de confiance". Or, dit-il, on observe "un mouvement concomitant entre recul de la confiance des citoyens et recul de la décentralisation".

"De l'aménagement du territoire déguisé"

Fait de "technocratie", de "métropolisation excessive", ce recul de la décentralisation serait bel et bien à l'œuvre même lorsqu'il ne dit pas son nom. Jean-Luc Gleize, président de la Gironde et du groupe de Gauche de DF, perçoit "une décentralisation limitée à une mécanique" finissant par devenir "une forme de centralisation déconcentrée".

Les élus ont à ce titre trouvé un soutien assez inédit venu du monde académique. Auteur d'une étude intitulée "Le destin contrarié de la décentralisation à la française" (aune étude de 180 pages disponible en ligne sur le site de DF), Arnaud Duranton, professeur de droit public à Science Po Strasbourg, est en effet venu expliquer en quoi il observe "une décentralisation devenue l'outil de l'État pour sa politique d'aménagement du territoire" : "C'est de l'aménagement du territoire déguisé" porté par "une approche plus technocratique que politique" et par la seule "optique de performance économique". Selon l'universitaire, cette tendance aurait débuté en 2010, avec "le remplacement d'un territoire vécu" (la commune, le département) par "un territoire construit" (la grande région, l'interco, qui "peinent à être incarnées"). Il voit ainsi dans la loi Notr un "point de bascule majeur". "La décentralisation est devenue une affaire purement technicienne, a asséché la substance démocratique", poursuit Arnaud Duranton, voyant dans ce mouvement "une recomposition idéologique". Alors, affirme-t-il, les élus doivent commencer par s'interroger sur "l'imaginaire de la décentralisation" dont ils veulent se prévaloir : "Il faut un grand débat national sur les valeurs qui guident la décentralisation, sinon c'est la technique qui prend le dessus."

La question n'est plus de "réduire le nombre de strates"

Autre appui, traditionnel quant à lui, celui du président du Sénat, venu assister à toute la première matinée de travaux. "Rapprocher la décision du citoyen est une absolue nécessité", "la décentralisation sera le moteur du renouveau démocratique", a-t-il réaffirmé. Et Gérard Larcher de dire et répéter qu'il est impératif de "redonner un pouvoir politique" aux collectivités, à l'heure où l'État bureaucratique a tendance à en faire "un simple guichet".

Rappelant qu'Emmanuel Macron a annoncé en septembre 2022 sa volonté de faire émerger une "grande loi" de décentralisation, Gérard Larcher constate que depuis, pas grand-chose ne s'est passé. Le Sénat, lui, a bien présenté ses quinze grandes propositions en juillet dernier (voir notre article du 6 juillet 2023). Le chef de l'État vient maintenant de charger Éric Woerth d'une mission sur le sujet (voir notre article du 6 novembre 2023). Mais l'un des items de la lettre de mission passe mal : le député est entre autres chargé de travailler à une réduction du "nombre de strates décentralisées aujourd'hui trop nombreuses". "Plutôt de de réinterroger les loi Notr et Maptam, on nous parle de strates ?!", bondit François Sauvadet, qui attend pour sa part avant tout "un changement de posture de l'État". "La vraie question : est-ce que l'État accepte de se défaire de certaines de ses compétences ?", appuie Jean-Léonce Dupont, président du Calvados. Réduire le nombre de strates ? "Gardons-nous des poncifs qui ont la vie dure", répond laconiquement Gérard Larcher. Selon le président de l'Association des maires de France, David Lisnard, qui s'était exprimé la veille devant la presse dans la perspective du congrès des maires, Éric Woerth aurait en réalité déjà exclu ce point du périmètre de sa mission.

Des voisins qui vont beaucoup plus loin

"Certains veulent aller beaucoup plus loin dans la décentralisation, et c'est le cas de l'Alsace", avait en préambule fait valoir Frédéric Bierry. Et l'élu d'exposer le projet de région Alsace porté par son assemblée et approuvé par 92% des Alsaciens consultés. Il s'agirait de former une collectivité unique exerçant à la fois les compétences actuelles du département et de la région. La Collectivité européenne d'Alsace se verrait ainsi adjoindre une capacité à agir sur la formation professionnelle, les transports, le développement économique… Soit, précisément, "une strate en moins". Mais pour Frédéric Bierry, il s'agit avant tout de retrouver "un périmètre fonctionnel" et pouvant s'appuyer sur "un sentiment d'appartenance".

Aller plus loin… Il faut parfois pour cela passer certaines frontières. Frédéric Bierry avait à cette fin convié deux de ses voisins de "l'espace Rhénan, qui est le territoire de vie des Alsaciens". Un représentant du Bade-Wurtemberg a ainsi exposé la façon dont s'organise la subsidiarité en Allemagne. Son seul Land dispose d'un budget de 63 milliards d'euros : "Le budget du Bund est deux fois moins élevé que le total des budgets des Länder tandis qu'en France, si j'ai bien compris, c'est 80% pour l'État et 20% pour les collectivités". Même grand écart en passant côté suisse, où "les cantons sont des États souverains, sauf lorsque la compétence a été déléguée à la Confédération", a témoigné l'orateur suisse. Et idem entre communes et cantons. Un fédéralisme développé à l'extrême donc, doublé d'un modèle de démocratie directe lui aussi très poussé, notamment rythmé par les "votations populaires" que l'on sait. Frédéric Bierry y voit "une forme de maturité de la démocratie".