Après la crise, le Sénat veut "rétablir la proximité des services sociaux"
La mission d'information du Sénat sur "l'évolution et la lutte contre la précarisation et la paupérisation d'une partie des Français", centrée sur les impacts de la crise sanitaire à court et moyen terme, a adopté un rapport qui va en réalité au-delà et s'interroge sur les forces et faiblesses structurelles du pays en matière de pauvreté, formulant à ce titre une cinquantaine de propositions.
La mission d'information du Sénat sur "l'évolution et la lutte contre la précarisation et la paupérisation d'une partie des Français", mise en place le 26 janvier dernier, a adopté le 14 septembre le rapport final présenté par Frédérique Puissat, sénatrice (LR) de l'Isère. Centré sur la crise sanitaire et ses possibles conséquences sur l'évolution de la précarité et de la pauvreté, le document va toutefois au-delà et s'interroge, plus largement, sur les facteurs structurels susceptibles d'expliquer les situations de pauvreté. Comme l'explique en effet le rapport, "toute solution structurelle à ces problèmes passe par l'enrichissement de la France. A cet égard, la réindustrialisation du pays et l'élévation des compétences grâce à une amélioration de la formation (dès l'école et tout au long de la vie) constituent des enjeux clefs auxquels les pouvoirs publics doivent répondre".
Une stabilité de la pauvreté "en trompe l'œil"
Le rapport reconnaît que la pauvreté monétaire est "relativement maîtrisée" en France, avec un taux plutôt stable depuis une décennie (14,8% à 60% du revenu médian en 2018, ce qui représente tout de même 9,3 millions de personnes) et un chiffre qui se situe 3,7 points en dessous de la moyenne de l'Union européenne. Mais, pour la rapporteure, il s'agit d'une "stabilité en trompe l'œil". Elle fait valoir, comme l'a fait encore récemment l'Insee (voir notre article du 15 septembre 2021), que la pauvreté monétaire constitue "une mesure quelque peu fruste de la pauvreté, qui reste avant tout une expérience douloureuse vécue à la première personne". Par ailleurs, ce taux est une moyenne et certaines catégories sont plus touchées que d'autres : jeunes, chômeurs, familles monoparentales... Au-delà des chiffres, c'est aussi le sentiment de pauvreté qui progresse : en 2019, 19% des Français se percevaient ainsi comme pauvres, contre 13% en 2017.
Le rapport pointe aussi "une forme de dépendance au système de redistribution [qui] se fait jour depuis la crise de 2008". Depuis cette date, on observe "une chute brutale du niveau de vie avant redistribution des 10% des ménages les plus pauvres, qui n'a jamais été rattrapée". Le maintien du taux de pauvreté montre certes l'efficacité du rôle d'amortisseur du système français de protection sociale (face à la crise financière, puis à la crise sanitaire), mais le rapport estime que celui-ci est désormais "à bout de souffle".
Pas de certitudes sur les évolutions avant 2022
Le rapport relève notamment un certain nombre de "fractures et de facteurs de fragilisation des parcours". Parmi ceux-ci : la part exceptionnellement élevée des embauches en contrat court (75% en 2017), la part des contrats de moins de trois mois dans l'emploi total (4,5%) ou encore la durée médiane des CDD conclus en 2017 (cinq jours). Autres signes relevés par le rapport : la hausse du travail indépendant depuis 2009 (date de la création du statut d'autoentrepreneur), la montée du phénomène des travailleurs pauvres (en partie atténuée grâce à la prime d'activité) ou encore la persistance d'un niveau élevé de chômage.
D'autres facteurs de fragilisation relevés par le rapport sont d'ordre plus sociologique – comme l'évolution des structures familiales qui multiplie les "petits ménages", notamment monoparentaux – ou socioéconomique, comme la précarité énergétique ou le poids croissant des charges de logement et d'autres "dépenses contraintes" ou "pré-engagées" (32% du budget des Français, dont près des trois quarts pour le logement). Pour la rapporteure, "on assiste à un blocage des parcours résidentiels, synonymes d'ascension sociale, ce qui nourrit un sentiment de déclassement et de précarisation". Le rapport reconnaît toutefois que "la crise sanitaire a fait craindre une envolée des impayés de loyer et donc des expulsions. Grâce au filet social mis en place, cette flambée n'a pas eu lieu".
Il reste que l'ampleur sociale des conséquences de la crise sanitaire reste encore difficile à anticiper. La pandémie a certes engendré "la plus forte récession de l'économie française depuis la Libération, avec une baisse du PIB de 8,3%" (même s'il paraît réaliste d'envisager un rattrapage dès 2022). Le rapport souligne notamment la hausse du nombre de bénéficiaires du RSA, mais ses chiffres s'arrêtent à septembre 2020 et ignorent donc la stabilisation, puis le léger recul engagé depuis lors, notamment au premier semestre 2021 (voir notre article du 31 août 2021). Au demeurant, le rapport, s'appuyant sur l'audition de statisticiens par la mission d'information, reconnaît que "ces évolutions de revenus, de taux de pauvreté, etc. ne pourront être mesurées qu'en 2022".
"Un filet de sécurité plus juste et plus accessible"
En attendant, le rapport estime qu'"il importe [...] de tout faire pour que la sortie de crise pour les personnes fragilisées à l'occasion de la crise se fasse par la réinsertion dans l'activité économique". Il formule pour cela 49 propositions, regroupées en plusieurs axes. Le premier consiste – classiquement – à améliorer les outils de suivi "pour mieux savoir de quoi on parle". Le rapport préconise aussi "des politiques plus simples, décidées au plus près des personnes et tournées vers le retour à l'emploi". Ceci recouvre en particulier le développement de la formation, le renforcement des structures d'insertion et leur rapprochement avec le monde de l'entreprise, mais aussi le fait d'"aller plus loin dans la décentralisation des politiques d'insertion et d'emploi", ce qui suppose "un élargissement de la gouvernance du service public de l'insertion et de l'emploi (Spie) tel qu'il est actuellement expérimenté dans certains territoires".
Autre axe des propositions : faire du logement, priorité des Français, une priorité politique. Ceci passe par différentes préconisations : relance de la construction et la densification (déjà largement engagée), compensation intégrale de l'exonération de la taxe foncière consentie aux logements sociaux, augmentation du chèque énergie (qui vient d'être annoncée), retour à la TVA à 5,5% pour les bailleurs sociaux...
Enfin, le dernier axe consiste à créer "un filet de sécurité plus juste et plus accessible pour les personnes pauvres". Ceci passe par plusieurs mesures comme l'unification progressive des prestations de solidarité (au point mort depuis l'abandon du revenu universel d'activité), le renforcement du rôle des familles (avec la facilitation du don entre générations), le développement de mécanismes de sécurité pour de nouvelles catégories parfois fragilisées par la crise sanitaire comme les indépendants (annoncé récemment par le Premier ministre), la lutte contre le recours abusif aux contrats courts...
"Repenser le travail social"
Dans ce contexte, le rapport préconise de "repenser le travail social". Il rappelle qu'"environ 250.000 travailleurs sociaux agissent en faveur de la lutte contre la pauvreté, tous métiers et employeurs confondus", même si le travail social est souvent "peu visible". Le rapport propose donc "de former ces professionnels en mettant l'accent sur le développement des pratiques d''aller vers', qui doivent constituer le nouveau modèle du travail social, et sur le travail social collectif".
De façon plus large, le rapport estime qu'il convient de "rétablir la proximité des services sociaux avec les allocataires", ce qui "passe par la réduction des distances non seulement physiques mais aussi symboliques". Plus concrètement, il s'agit en particulier de lutter contre le non recours aux droits et aux prestations et d'améliorer la complémentarité entre les différents outils existants, y compris via des opérations de "Data Mining". Dans le même esprit, le rapport plaide pour un renforcement du soutien aux associations de lutte contre la grande pauvreté, et en particulier aux structures d'aide alimentaire, "qui ont joué un rôle essentiel face à la crise", et préconise aussi un meilleur couplage entre aide alimentaire et accompagnement social.