André Laignel : "Nous vivons une recentralisation massive"
A l'approche du 103e congrès des maires, André Laignel, maire d'Issoudun, premier vice-président délégué de l'Association des maires de France (AMF) et président du Comité des finances locales (CFL), revient pour Localtis sur l'impact de la crise sur les finances des collectivités. Il évoque aussi les décisions de ce quinquennat qui ont privé les collectivités d'une partie de leur autonomie fiscale, ainsi que la nécessité d'une nouvelle étape de décentralisation.
Localtis - Certaines communes ont-elles été plus affectées par la crise que d'autres ?
André Laignel - La crise n'a pas touché l'ensemble du bloc communal de manière homogène. Certaines catégories de collectivités, comme les communes touristiques en général, et en particulier les communes de montagne et les communes ayant des casinos, ont été plus touchées. Par ailleurs, il est clair que la crise a eu surtout des conséquences financières sur les communes ayant des équipements, parce que la principale perte financière découle du recul des recettes d'activités. Quand une commune n'a pour seul équipement qu'une mairie et, éventuellement, une salle des fêtes, le recul des recettes est très faible, parce que par définition celles-ci sont quasi inexistantes. En revanche, les bourgs-centres, les petites villes centres, les villes plus importantes, et encore plus les très grandes ont subi des reculs parfois considérables, parce que ce sont elles qui portent les équipements (sportifs, culturels…). C'est bien entendu problématique, car ces communes sont aussi celles qui investissent. Le discours de certains qui relativisent le recul de l'épargne nette des collectivités locales dans leur ensemble (-8% pour le bloc communal en 2020) masque donc la situation difficile d'un certain nombre d'entre elles.
Les réponses que le gouvernement et le Parlement ont jusqu'à présent mises en place pour les collectivités locales en difficulté ont-elles été selon vous suffisantes ?
L'Observatoire des finances et de la gestion publique locales (OFGL) a estimé le coût net de la crise, avant prise en compte des aides de l'Etat, à 5,1 milliards d'euros en 2020 pour l'ensemble des collectivités. Les 440 millions d'euros d'aides que l'Etat a versés aux collectivités en 2020, du fait de la crise, sont à comparer à ce chiffre, qui tient compte à la fois des pertes fiscales et tarifaires et des dépenses supplémentaires générées par la crise. Le gouvernement avait dit que le "filet de sécurité" concernerait entre 14.000 et 16.000 communes pour un total de 750 millions d'euros. Mais à l'arrivée, on ne compte que 3.600 communes bénéficiaires de 190 millions d'euros en tout, et celles qui en ont bénéficié le plus sont celles qui accueillent un casino : cela ne me paraît pas être un critère absolu de pauvreté ! On nous dit que ce bilan est lié au fait que la crise a été moins grave qu'on ne le croyait au départ. Mais il faut aussi regarder l'explication dans les décrets d'application : toute une série de clauses restrictives ont exclu de très nombreuses communes qui, pourtant, auraient eu besoin d'un soutien - par exemple des cités industrielles ayant perdu beaucoup d'emplois. Et on peut dire la même chose du dispositif de 200 millions d'euros pour les régies locales. Il est très loin de répondre aux enjeux et, en plus, le décret d'application ajoute des conditions à celles qui étaient présentes dans la loi. C'est pour cela que les élus siégeant au Comité des finances locales ont émis à l'unanimité un avis défavorable à ce texte.
En quoi l'action des communes et de leurs intercommunalités a-t-elle joué un rôle dans la réponse à la crise ?
Leurs interventions sont passées par l'engagement de dépenses nouvelles pour l'acquisition de produits sanitaires, de masques, de tests, de plexiglass… Dans le même temps, nos collectivités ont renoncé à des recettes (redevances, droits de place, CFE…). Ce sont souvent les communes qui ont donné les premiers masques aux personnels soignants, avec ce paradoxe que celles qui ont été les plus rapides n'ont pas été remboursées. Avec François Baroin, le président de l'AMF, j'ai coutume de dire que "l'Etat a fait ce qu'il a pu" et que "les collectivités ont fait tout ce que l'Etat n'a pas pu". Autrement dit, leur action a été immense. En matière de masques ou de tests, elle a permis d'accélérer fortement les choses et d'éviter des dégâts humains. Quant aux centres de vaccination, nous le savons bien : ceux qui ont le mieux fonctionné sont ceux qui ont été mis en place par nos collectivités. Durant toutes les phases de la crise, les maires de France ont démontré que l'échelon de proximité de la commune est, en cas de crise, celui qui peut répondre le mieux aux attentes de nos concitoyens. Parce qu'ils veulent justement de la proximité.
Cette expérience devrait-elle nous amener à une décentralisation plus poussée de l'action publique ?
Nous avons présenté un projet de décentralisation, mais l'Etat ne nous a malheureusement pas entendus. En matière de santé, il faut, en premier lieu, revoir la gestion technocratique et inadaptée des agences régionales de santé (ARS). Elles n'étaient pas faites pour être capables d'organiser des distributions sur le terrain. Elles n'ont aucune logistique et aucun professionnalisme dans ce domaine. Il faut, a minima, qu'une ARS soit cogérée par un directeur général et le président de la région. Deuxièmement, il faut remettre en place dans nos centres hospitaliers de véritables conseils d'administration ayant à leur tête un représentant de la population. Aujourd'hui, nos élus ne sont là malheureusement que pour "la photo". Dans des matières comme le sport et la culture - la grande sacrifiée de cette période - et dans beaucoup d'autres domaines, si nous avions eu les mains plus libres, nous aurions sans doute pu faire beaucoup plus.
Vous voudriez donc que les élus locaux aient davantage de marges de manœuvre ?
Bien sûr, il faut de la liberté et de la responsabilité, il faut faire au plus près du citoyen tout ce qui peut l'être, et que tout ce qui mérite d'être fait à l'échelon supérieur le soit également. C'est ce qui s'appelle la subsidiarité. On a besoin d'une nouvelle définition de la décentralisation, et d'une nouvelle étape. Or ce que nous vivons aujourd'hui, c'est une recentralisation massive.
En matière fiscale ?
Parfaitement. La suppression de 23 milliards d'euros de taxe d'habitation, la réduction de 10 milliards d'euros d'impôts économiques locaux, la nationalisation de la taxe sur l'électricité... Tout cela se cumule. On remarque qu'il n'y a aujourd'hui plus aucun impôt au niveau régional, et qu'il n'y en a quasiment plus au niveau des départements. Quant aux communes et à leurs intercommunalités, leur levier fiscal a été réduit de plus de moitié. Et quand l'Etat décide de la compensation qui, année après année, sera accordée aux collectivités, lorsqu'il est le seul à avoir la main sur notre avenir financier, il est clair que nous ne sommes plus en décentralisation.
Les communes peuvent encore voter les taux de la taxe foncière sur les propriétés bâties, qui est leur première ressource...
Mais ce levier va vite être très faible et saturé. Il est même déjà inopérant pour beaucoup de communes. Par le passé une commune pouvait augmenter les taux de quatre taxes et donc la hausse fiscale était répartie. Mais, aujourd'hui, celle qui veut obtenir une recette supplémentaire significative est obligée d'adopter un taux d'augmentation relativement important. Je ne suis pas sûr que beaucoup de maires prendront ce risque à l'égard de leur population, d'autant plus dans un contexte de hausse des prix, comme actuellement. Les maires sont des gens raisonnables. A moins qu'ils n'y soient totalement contraints, ils utiliseront assez peu le levier de la taxe foncière. Et ce, contrairement aux craintes de certains, les propriétaires fonciers en particulier. Il faut aussi rappeler que lorsqu'elles ont lieu, les augmentations de taxes foncières s'expliquent souvent par la décision prise par l'Etat de doubler en quatre ans la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). Cette décision se répercute sur le niveau de la taxe sur les déchets ménagers, qui est comprise dans la taxe sur le foncier bâti.
Le rétrécissement du levier fiscal aura-t-il, selon vous, des effets sur les comportements des communes et intercommunalités à fiscalité propre en matière d'investissement ?
Il n'existe pas beaucoup de leviers pour pouvoir créer de l'autofinancement net. Les taux de fiscalité sont très difficiles à actionner. Quant aux dotations, elles sont, au mieux, stagnantes pour certaines, ou en diminution en termes de pouvoir d'action pour l'immense majorité des communes. En effet, les dotations sont, en euros constants, en recul depuis quatre ans. Et cela ne va pas en s'améliorant. Pour 2022, on nous dit que le panier de la ménagère subira une hausse des prix de 2,2%. Mais, pour le panier du maire, ce sera probablement une augmentation de 3,7%, voire 4%, parce que notamment les achats d'énergie pèsent très lourd dans les budgets communaux. Il reste encore le levier de l'emprunt, mais les collectivités y ont déjà eu recours assez fortement en 2020, puisque le volume de leur dette s'est accru de 3,3%. Certaines pourront quand même emprunter, mais ce ne sera pas dans des proportions énormes. On voit donc qu'un effort devrait être fait de la part du gouvernement sur les recettes de fonctionnement des collectivités : ce sont bien elles qui permettront de dégager de l'autofinancement.
L'investissement public local est-il en voie de se redresser cette année ?
Le rapport de l'OFGL sur les finances des collectivités locales en 2021 établit la perte d'investissement du bloc communal – budgets annexes compris, mais hors syndicats – à 6,5 milliards d'euros en 2020, ce qui représente un recul de 15,3%. Les communes et les intercommunalités ne vont pas rattraper une telle perte en un tour de main ! D'autant plus qu'il n'y a pas de bonnes nouvelles dans le projet de budget pour 2022. Il y aura probablement un ressaut de l'investissement en 2021, qui sera lié en réalité à un effet d'optique : cette année, nous réalisons les investissements qui avaient été financés avant la crise et qui n'ont pas pu être réalisés pendant celle-ci. 2021 sera ainsi le résultat de quasiment deux années d'investissement, et non d'une seule.
L'AMF insiste sur l'importance d'un cadre stable et prévisible pour l'investissement des collectivités. Est-ce ce que l'on constate dans les faits ?
Les collectivités ont appris au dernier moment qu'elles allaient être ponctionnées de 10 milliards d'euros sur les impôts économiques. Pour la première année, cela a été certes compensé. Mais on sait que dans la durée, ça l'est rarement, pour ne pas dire jamais. En permanence, l'Etat change les règles du jeu. Dans de telles conditions, certains présidents d'intercommunalité disent - comme lors de la dernière réunion de la commission Intercommunalité de l'AMF - qu'ils ne parviennent pas à faire leur plan pluriannuel d'investissement. Nous sommes dans l'incapacité, pour la plupart, d'avoir une vision suffisamment claire et raisonnée pour nous projeter à cinq ans.
Les budgets du bloc communal vont aussi être impactés au cours des prochaines années par de nouvelles normes, en particulier en matière de fonction publique...
Toute une série de dispositifs en matière de fonction publique auront un coût pour les finances des collectivités, et plus particulièrement la mesure en faveur des agents de catégorie C. L'Etat a choisi de faire ce "cadeau" aux syndicats, ce dont je me réjouis pour les travailleurs. Mais il a pris seul la décision, sans aucune négociation avec les collectivités. Il faut aussi se rappeler qu'il l'a fait parce que ce sera lui le moins impacté : les collectivités emploient les trois quarts des agents de catégorie C de la fonction publique. L'Etat paie le minimum et, surtout, il ne compense absolument rien. Or, pour une ville comme Issoudun, la revalorisation des agents de catégorie C va représenter un coût de l'ordre de 40.000 à 50.000 euros, ce qui n'est pas négligeable pour une ville de cette taille. Nous demandons donc que, dès l'instant où c'est l'Etat qui décide, ce soit lui qui finance. Selon le vieux principe "qui commande, paie".