Agnès Le Brun : "Pour un élu, la place d'un enfant de la République est à l'école de la République"
La fin de l'instruction en famille, sauf pour raisons médicales, et le contrôle renforcé sur les écoles hors contrat figurent parmi les mesures-phares annoncées par le président de la République dans son discours sur la lutte contre les séparatismes, le 2 octobre 2020. Pour Localtis, Agnès Le Brun, porte-parole et référente-experte sur les questions d'éducation à l'Association des maires de France (AMF), revient sur leurs implications à venir pour les collectivités.
Localtis : Avez-vous été surprise par l'importance de la thématique de l'éducation dans le discours d'Emmanuel Macron sur les séparatismes ?
Agnès Le Brun : Non, ce n'était pas une surprise car ce sont des sujets sur lesquels nous alertons depuis longtemps. À la fois sur la quantité d'enfants inscrits en marge de l'école, soit à peu près 50.000, et sur les difficultés que les collectivités avaient et ont toujours à exercer le rôle qui leur est assigné dans le cadre de l'instruction à domicile, pour laquelle les élus doivent vérifier si la famille instruit à domicile dans de bonnes conditions. La définition de la mission des collectivités telle que définie par le code de l'éducation est d'ailleurs très obsolète.
L'interdiction, sauf pour raisons médicales, de l'instruction en famille est-elle la bonne solution ou ne pourrait-on pas trouver un moyen de mieux encadrer cette instruction ?
Vous avez raison, l'alternative était soit un durcissement des conditions d'encadrement, soit le choix fait par le président de la République de rendre l'école obligatoire. Les difficultés de ce dernier choix, que nous ne contestons pas, sont d'ordre constitutionnel, car une idée n'est bonne que si elle est appliquée et n'est applicable que si elle n'est pas juridiquement contestable. On change complètement de paradigme en passant de l'instruction obligatoire à l'école obligatoire. Il y a fort à parier qu'il y aura des contentieux, ce qui brouille le message. Et deuxième point, du point de vue des élus, lorsque l'instruction a été rendue obligatoire à trois ans [à la rentrée 2019, ndlr], on a pu s'étonner que ce qui avait fait l'objet de beaucoup de discussions n'ait pas posé de problème au moment de la rentrée scolaire. En vérité, beaucoup de familles ont fait le choix de l'instruction à domicile pour les enfants de trois ans. Avec ces nouvelles mesures, cela crée une difficulté "boomerang".
Craignez-vous une difficulté pour l'Éducation nationale et les collectivités à absorber 50.000 nouveaux élèves, qui, si on vous suit bien, entreront surtout dans les petites classes ?
Oui, ce sujet des enfants de trois ans est un sujet majeur pour les collectivités. Nous avions déjà alerté en disant que nous ne pouvions pas absorber ce coût budgétaire supplémentaire, qui regroupe des locaux, du personnel, notamment des Atsem dans les écoles maternelles. L'État nous avait alors dit qu'il y aurait une compensation financière, mais nous n'en avons toujours pas vu la couleur. Comme je vous le disais, il n'y a pas eu de bronca car cela a été atténué par des stratégies de contournement de beaucoup de familles qui ont considéré que la place d'un enfant de trois ans n'était pas à l'école. Or pour un élu, la place d'un enfant de la République est à l'école de la République. De cela découle tout le reste.
Que sera l'impact financier de cette mesure ?
La mesure que l'on vient de nous annoncer va introduire des coûts supplémentaires très importants. On sait que le ministère de l'Éducation nationale a obtenu une rallonge budgétaire de Bercy mais on ne sait pas comment cela sera fléché, et les collectivités vont être totalement exsangues en raison de la crise. Nous n'avons pas été sollicités et il n'y a eu aucune étude d'impact sur ce coût supplémentaire. Cela pour les enfants de trois ans. Pour tous les sujets rampants, car on est passé du séparatisme au renforcement de la laïcité, il y a une disparition des radars de toute une population scolaire à laquelle une place doit être redonnée dans l'école de la République. Et de ce point de vue, encore une fois, nous sommes favorables aux décisions annoncées.
Quels types de dérives avez-vous pu observer dans l'instruction en famille, d'une part, dans les écoles hors contrat, d'autre part ?
En famille, beaucoup d'enfants sont instruits dans des conditions qui ne sont pas compatibles avec ce que l'on peut attendre d'une instruction à domicile conforme aux exigences de la République. Ces dérives peuvent se recouper avec celles observées dans les écoles hors contrat. Dans ces écoles, la motivation est double. Il s'agit soit d'échapper aux connaissances transmises par l'école de la République, soit d'échapper aux méthodes de transmission de ces connaissances. Quand l'objectif est d'échapper aux connaissances elles-mêmes, c'est plus grave, mais les deux nécessitent une grande exigence dans la vérification et l'encadrement. D'où l'idée qui a pu être avancée, par un syndicat je crois, de créer un corps d'inspection dédié à la vérification régulière, et non pas une fois par an, des conditions dans lesquelles l'enseignement est réalisé.
En 2018, la loi dite "Gatel" a été adoptée pour simplifier et mieux encadrer le régime d'ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat. Ses mesures ne sont-elles pas suffisantes ?
Non, c'est totalement insuffisant. Les moyens des maires sont extrêmement limités. C'est en ce sens que je disais que la rédaction de la loi était obsolète. Nous attendons d'abord que la difficulté ne soit pas transférée aux maires. Les maires peuvent observer, rendre compte, être partenaires, mais ils ne peuvent pas rentrer dans les logements, pour ce qui est de l'instruction en famille. Quant aux écoles hors contrat, ce n'est pas leur fonction de vérifier le contenu de l'enseignement. Ce que le maire doit vérifier, puisqu'il s'agit d'un établissement recevant du public, c'est le risque d'incendie, la présence d'amiante, le respect des conditions de sécurité. Cela ne va pas beaucoup plus loin.
En Bretagne, où vous avez été maire de Morlaix de 2008 à 2020 et où vous êtes actuellement conseillère régionale, comment se passe la création d'écoles hors contrat ?
En Bretagne, mais c'est aussi valable en Corse ou au Pays basque, nous sommes très favorables aux écoles immersives [en langue régionale, ndlr] qui sont en capacité de prouver leur insertion dans l'école de la République. Leurs élèves obtiennent des résultats supérieurs à la moyenne des élèves des établissements publics aux examens nationaux. Ces écoles ne posent donc pas problème de ce point de vue. Quant aux choix de l'immersion, c'est un projet de famille. L'important est qu'à un moment donné la famille et la République se rencontrent.
Pour faire le lien entre le cas de ces écoles privées qui passent nécessairement par le hors-contrat, on observe depuis plusieurs années un blocage budgétaire du côté de l'Éducation nationale qui n'augmente plus le nombre de nouveaux contrats avec des établissements. N'y a-t-il pas un verrou à faire sauter pour attirer des écoles privées vers la contractualisation ?
Ce serait vraiment franchir le Rubicon. C'est un sujet délicat, une question d'équilibre. Il ne faut pas aller vers la privatisation pour ne pas créer un système super libéral. L'école de la République doit être prioritaire, je le dis avec le cœur serré car je suis extrêmement favorable aux écoles immersives, notamment en Bretagne. J'ai encore eu cette discussion avec un maire hier [le 6 octobre 2020, ndlr] qui refusait de voter le forfait communal des élèves de sa commune inscrits à l'école Diwan, dix kilomètres plus loin, car le nombre d'élèves qui rejoignent ce réseau d'écoles privées immersives en breton correspond précisément au nombre d'élèves qui fait peser sur l'école publique la menace d'une fermeture. Un choix de famille ne doit pas impacter le choix et l'offre de la collectivité. D'une certaine façon, la minorité ne doit pas faire payer la majorité. Espérances banlieue [réseau d'écoles implantées dans les quartiers prioritaires, ndlr] est dans cette situation. Ils ouvraient des écoles en estimant répondre à une demande des familles, et même du pays, mais du coup, cela brouillait la lecture des ouvertures et fermetures d'écoles. La collectivité, elle, porte l'intérêt général, lequel ne peut pas être l'addition des intérêts particuliers. Malheureusement, les minorités intéressantes font toujours les frais de l'intérêt général.