Victime collatérale du coronavirus, la coopération transfrontalière tente de rebondir
La fermeture des frontières internes à l'Europe a été un coup dur pour la coopération transfrontalière et pour le quotidien de millions de frontaliers. Dans un rapport nourri de témoignages, la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) dresse un état des lieux de ce qui a défailli ou au contraire bien fonctionné, en particulier le tout nouveau comité de coopération transfrontalière franco-allemand installé officiellement en début d'année.
"Si on a droit à 100 km, c’est dans toutes les directions." Par cette formule, la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) entend attirer l’attention sur les difficultés vécues par les frontaliers pendant ces mois de confinement/déconfinement. Avec près de 400.000 travailleurs frontaliers qui se rendent chaque jour dans un pays voisin, sur un total de 2 millions au niveau européen, la France a été particulièrement touchée par les restrictions mises en place. Dans un rapport sur la "crise du covid aux frontières", la MOT a cherché à savoir ce qui avait fonctionné et ce qui avait défailli dans l’organisation de la coopération transfrontalière. Pour Jean Peyrony, directeur général de la MOT, "la coopération transfrontalière a été un peu mise à mal ces derniers mois", le début de la crise ayant été marqué par "la non-coordination" des Etats (décisions de fermetures unilatérales), et une "hostilité envers les travailleurs frontaliers", comme il en a témoigné jeudi 25 juin, lors d’un "petit déjeuner" virtuel organisé par la Caisse des Dépôts. Mais la crise a aussi révélé, "en stoppant aux frontières certains flux, des interdépendances économiques (approvisionnement en marchandises, travail frontalier ou saisonnier soudain bloqués), ou fonctionnelles (le système de soins luxembourgeois ou genevois dépendant lourdement des frontaliers français", souligne le rapport. Ainsi, au Luxembourg, plus des deux tiers des personnels de soins viennent des pays voisins.
100.000 frontaliers du Grand Est
La situation à la frontière allemande est particulièrement éclairante. D'abord parce que 100.000 frontaliers du Grand Est travaillent en Allemagne. Mais aussi parce que la région française a été l’une des plus touchées par la pandémie. Dès le 16 mars, l’Allemagne a décidé de fermer sa frontière avec la France, le Grand Est ayant été déclaré "zone à haut risque" par un institut allemand. Une décision prise sous la pression des Länder mais qui suscite encore des débats, quasi idéologiques, chez les élus des deux côtés de la frontière. Ces restrictions "étaient nécessaires dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Grâce à ces mesures, nous avons sauvé des vies", a justifié Thomas Strobl, vice ministre-président et ministre de l'Intérieur du Bade-Wurtemberg, il y a quinze jours, à l’occasion de la réouverture de la frontière franco-allemande. Un argument d’autant plus recevable qu'à l'issue de cette crise, l’Allemagne affiche une mortalité trois fois moindre qu’en France. D'autres regrettent. A l’image des représentants de la Sarre qui avait fermé ses frontières immédiatement. Ce qui avait produit des “effets induits excessifs”, juge la MOT, relevant des témoignages de personnes "qui se sont vu refuser l’accès à certains services y compris hospitaliers alors qu’elles se faisaient habituellement soigner (exemple : dialyse) de manière récurrente avant la crise".
Aujourd'hui, le Ministre-Président de la Sarre Tobias Hans fait amende honorable. "Il a été très douloureux pour nous de constater que les frontières invisibles aient réapparu ainsi pour tenter de nous séparer. Nous devons prendre la mesure de cette situation et renforcer la relation franco-allemande pour rester unis", a-t-il déclaré, le 26 juin, à l’occasion de sa première visite en Moselle depuis la réouverture des frontières, aux côtés du président du département, Patrick Weiten. L’élu sarrois a tenu à "présenter ses excuses à tous les Mosellans qui ont été privés de leurs proches, de leur travail, de leur liberté de circuler au moment de la fermeture des frontières et qui ont subi des attaques émanant de vieux mécanismes nationalistes", s’est félicité le département de la Moselle, dans un communiqué.
Pour autant, comme le démontre le rapport de la MOT, les frontaliers ont pu continuer de se rendre à leur travail muni d’une attestation de leur employeur. Ils ont cependant "dû subir des temps d’attente importants au passage de la frontière". Des contrôles sanitaires sont venus s’ajouter aux contrôles policiers. Un décret du Land de Bade-Wurtemberg interdisait les arrêts sur le trajet entre le domicile et le lieu de travail. Des contrôles ont même été réalisés dans la commune de Kehl.
"Les eurodistricts ont vraiment fait du bon travail"
Malgré ces restrictions, élus, citoyens, diplomates et petites structures telles que les eurodistricts (à l’image de SaarMoselle) ont su faire preuve d’agilité. "Les eurodistricts ont vraiment fait du bon travail, ce sont plutôt des structures de coordination", souligne Jean Peyrony. Ne serait-ce qu’en termes de communication en direction des habitants souvent dépourvus devant des informations contradictoires. Ils ont maintenu le "fil entre les élus". A l’inverse, les grandes eurorégions se sont montrées moins aptes à réagir sur le vif.
Pour la MOT, la crise a validé toute la démarche entreprise avec le traité franco-allemand d’Aix la Chapelle signé en 2019, qui a conduit à la création du comité de coopération transfrontalière (CCT) en début d’année, réunissant les ministres chargés de l'Europe des deux pays, les représentants des Länder et régions, de l’eurométropole de Strasbourg, des eurodistricts et autres collectivités limitrophes. "La crise a fait que, très vite, ce comité s’est activé au-delà des fermetures de frontières non coordonnées", souligne Jean Peyrony. C’est dans ce cadre qu’ont pu être transférés des patients français vers les hôpitaux allemands, luxembourgeois… Alors que des re-confinements partiels ont été décidés ces derniers jours (notamment dans deux cantons allemands), Jean Peyrony lance un appel : "Il faut se mobiliser si des confinements reviennent, anticiper et ne plus fermer les frontières brutalement."
Expérimenter de nouvelles coopérations
Ce traité franco-allemand pourrait inspirer un accord du même type avec l’Italie : le "traité du Quirinal" (nom de la présidence italienne), l’équivalent du traité de l’Elysée de réconciliation franco-allemande. Les discussions avaient démarré en 2018 avant le froid intervenu en 2019 dans les relations entre les deux pays, notamment sur fond de crise des migrants. Pendant la crise sanitaire, "l’Italie a souffert encore plus que nous" et fait l’objet "d’échanges d’amabilités", déplore le directeur général de la MOT pour qui la "gouvernance" a manqué. Mais de nouvelles coopérations se mettent en place. Nice fait partie des trois métropoles, avec Strasbourg et Lille, pour lesquelles la loi Maptam de 2014 a imposé un schéma de coopération territoriale. Ces schémas ont été signés fin 2019 ; l’intercommunalité du Pays basque s’est ajoutée à la liste. Le document niçois, auquel la MOT a contribué, a permis d’identifier de grands enjeux : les flux de frontaliers, les transports urbains… "Cette stratégie existe, elle va permettre à la métropole de se mobiliser dans la programmation 2021-2027, à travers Interreg et également les programmes régionaux, les contrats de plans Etat-région voire d’autres programmes européens", explique Jean Peyrony. Nice a aussi proposé à Turin, Gênes et Monaco de coopérer sur l’attractivité économique. La métropole est également impliquée dans la stratégie alpine de l’Europe.
Tirant les conséquences de cette expérience inédite, la MOT plaide pour une approche "centrée sur les personnes et les territoires" - raisonner à l’échelle des bassins de vie et à "360°" - au lieu de "grandes politiques verticales". Elle préconise donc cette approche "multiniveaux", à l’image du traité franco-allemand. Le débat en France sur la "loi 3D" pourrait être l’occasion d’expérimenter de nouvelles coopérations.
Les 9 et 10 novembre, la MOT organisera le premier "forum des frontières" à Paris. La commissaire au développement régional, Elisa Ferreira, sera présente, de même que le président du comité des régions Apostolos Tzitzikostas. L'occasion d'une relance de la coopération transfrontalière ?