Aménagement numérique - Très haut débit, toujours en file d'attente avant décollage
Réseaux d'initiatives publique (RIP) de nouvelle génération, annonces de cofinancement, arrivée de France télécom/Orange sur les réseaux publics… Les événements s'enchaînent depuis quelques semaines sur le chantier du très haut débit. Faut-il y voir enfin le signe d'un décollage ? Sept mois après le lancement du programme national, les signaux restent contradictoires. Au delà, de la période électorale, généralement peu favorable, les investisseurs privés ont-ils réellement la volonté de s'engager et d'avancer sur ce marché ? De leur côté, les acteurs publics locaux semblent décidés à pousser les feux au nom du développement économique et de la croissance, mais en ont-ils réellement les moyens aujourd'hui ?
Les objectifs de taux d'équipement difficiles à atteindre
Le lancement des premiers programmes de développement du très haut débit public mettent en lumière les efforts, l'appétence et le volontarisme des collectivités territoriales pour déployer rapidement les réseaux et au meilleur niveau. Le colloque de l'Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l'audiovisuel (Avicca), du 19 mars dernier à Paris, confirme cet état d'esprit et les intentions des collectivités territoriales. A cette occasion, l'Avicca a réalisé une synthèse des 38 schémas directeurs d'aménagement numérique du territoire déjà adoptés pour obtenir une photographie de l'état des lieux et des intentions des collectivités territoriales. "Partout, le secteur de l'économie et des services publics constituent les deux cibles prioritaires avec le raccordement des zones d'activité et celui des établissements de santé d'éducation et les administrations", explique Thierry Jouan, chargé de mission à l'Avicca. "Sur le marché grand public, les modes de différenciation sont plus importants. Soit les territoires choisissent d'assurer un débit minimum au plus grand nombre, soit ils réalisent en priorité la couverture FTTH [fibre jusqu'à l'abonné, ndlr] sur une partie du territoire avec un complément de couverture en hertzien", ajoute-t-il. Toutefois, l'analyse des projets met aussi en évidence les difficultés des collectivités à suivre les objectifs du programme. Sur les vingt premiers départements engagés, seulement la moitié prévoie d'atteindre le taux d'équipement de 70% fixé par le plan national à l'échéance 2020, et cinq s'approcheront ou atteindront les 100% en 2025. Ces chiffres ont de quoi inquiéter, car l'échantillon réunit les départements les plus avancés et s'appuie sur des hypothèses assez optimistes, qui partent notamment du principe que les intentions d'investissement des opérateurs seront tenues.
Inégalités des territoires face aux intentions des investisseurs
Le financement des RIP en très haut débit se caractérise par un changement d'échelle qui imposerait des financements publics nationaux proportionnés et une forte péréquation pour corriger les inégalités constatées. Les disparités entre territoires sont parfois considérables. Ainsi les déclarations d'intention d'investissement sur le département du Lot-et-Garonne ne couvrent que 20% de la population alors que dans les Yvelines elles dépassent les 80%. Le fonds national pour la société numérique (FSN) devrait logiquement compenser une bonne part du déséquilibre, or il affiche des taux allant de 33% à 45% que de multiples écrêtements diminuent même de moitié. Cette insuffisance des mécanismes de financement et de compensation fait d'ailleurs l'objet d'une étude lancée par la Datar et par la direction générale de la Compétitivité, de l'Industrie et des Services (DGCIS). Destinée à étudier les coûts et les recettes potentielles par département, elle pourrait bientôt conduire à l'élaboration de nouvelles règles de redistribution s'appliquant d'abord au FSN puis au futur fonds d'aménagement numérique des territoires (Fant) qui lui succédera.
L'atonie du déploiement fragilise la filière industrielle
La volonté des opérateurs privés semble nettement moins affirmée que celle des opérateurs publics. En 2011, seulement 400.000 prises FTTH ont été construites alors qu'il en faudrait quatre fois plus pour atteindre le palier des 10 millions en 2015. "Dans la guerre des offres, le cheval de bataille ne semble pas être le FTTH mais bien le mobile", constate Yves Rome, président de l'Avicca. D'ailleurs, le FTTH n'aurait enregistré que 27.000 nouveaux abonnés en 2010 contre plusieurs centaines de milliers pour le mobile. "Si cette situation devait perdurer, elle pourrait affecter durablement la filière industrielle française", s'inquiète Régis Paumier, délégué général du Syndicat professionnel des fabricants de fils et de câbles électriques et de communication (Sycabel). L'indice créé par le syndicat pour observer l'évolution de la production faisait apparaître un décollage prometteur en 2008, mais durant les trois années qui ont suivi, aucune progression réelle n'a été enregistrée. En fin d'année 2011, l'indice était même inférieur à ce qu'il était au démarrage. Or, la réalisation du plan numérique français traduit en chiffres va représenter la pose de 3 millions de kilomètres de câbles optiques (100 millions de kilomètres de fibre), l'installation de 5 millions de boîtiers de raccordement et de 7 à 8.000 noeuds de raccordement optique. Ce chantier représente un véritable défi en termes de production, de formation et de mise en oeuvre. Or, si la France reste aujourd'hui le premier producteur de fibre optique européen et peut s'appuyer sur un secteur industriel en ordre de marche, "l'absence de dynamique pourrait avoir des conséquences irréversibles si elle devait encore se prolonger", conclut Régis Paumier.
Volontarisme et mobilisation des territoires sur le FTTH
Quelques signes plus positifs permettent d'infléchir la courbe du pessimisme ambiant. "La volonté d'agir des collectivités territoriales, malgré les incertitudes et les difficultés, malgré le cadre réglementaire contraint, pour faire avancer et vivre des projets, mettre en place des stratégies territoriales et définir des priorités et un mode de gouvernance est aujoud'hui un des signes les plus positifs", estime Yves Rome. Après avoir porté 140 projets de RIP dans la période précédente, pour des investissements publics de 1,7 milliard et des investissements privés de 1,6 milliard, l'effort d'investissement que s'apprêtent à réaliser les collectivités territoriales sur le très haut débit devrait également stimuler le marché. La démarche des schémas d'aménagement a donné un coup d'accélérateur en favorisant l'arrivée de nouvelles collectivités locales prêtes à entrer en action et avec celles qui, déjà engagées, vont compléter leurs investissements.
Le FSN commence à distribuer ses aides
L'activation depuis quelques semaines du FSN participe à cette "stimulation" de l'offre. Les premières collectivités territoriales bénéficiaires ont d'abord été l'Auvergne et ses quatre départements (Allier, Cantal, Haute-Loire et Puy-de-Dôme, pour 35,5 millions d'euros) ainsi que la Manche (18,5 millions). Cette semaine, deux autres candidats ont obtenu un soutien : la Bretagne (66 millions d'euros) pour le déploiement d'une première tranche de 185.000 lignes en fibre optique jusqu'à l'abonné, dont la moitié en zone rurale, et la Haute-Marne (6 millions d'euros), notamment pour l'équipement de Langres en FTTH. Au total, 126 millions d'euros ont été engagés sur des programmes portés par dix départements français.
Orange devient client du réseau FTTH de la Manche
L'autre changement est venu de France télécom/Orange qui sera bientôt client du réseau FTTH manchois. L'accord de cofinancement pour les communes de Saint-Lô et Cherbourg (26.000 prises), officialisé le 21 mars à l'Assemblée nationale, devrait être signé dans les prochaines semaines avec le délégataire Manche télécom (70% SFR, 30% Caisse des Dépôts). France télécom/Orange avait déjà franchi une étape en répondant aux projets des collectivités locales et en obtenant ses deux premières DSP (délégations de service public) à Laval et à Palaiseau. Mais l'opérateur historique n'avait encore jamais été client d'un RIP dont il n'était pas lui-même constructeur du réseau. L'accord de la Manche est donc une première qui résulte d'un travail de 18 mois. Roland Courteille, directeur de Manche numérique, raconte : "Suite à une expérimentation FTTH menée sur 900 logements à Saint-Lô avec Manche télécom, SFR et France télécom, nous avons refondu notre catalogue de services et en particulier abandonné le principe d'achat par plaques qui revenait à effectuer un investissement important pour l'opérateur. Nous proposons désormais un achat par tranches, plus progressif, qui pourra être utilisé aussi dans le cadre de la prochaine DSP en affermage prévue pour avril prochain. Par ailleurs, dans le calcul des tarifs nous avons également tenu compte de la réalité des catalogues de SFR et de France télécom." Les 26.000 foyers bientôt raccordables de Cherbourg et de Saint-Lô pourront donc bénéficier de la double offre commerciale, d'Orange et de SFR. Cet accord ne signifie pas encore une large ouverture, car chaque contexte local compte et fera l'objet de négociations spécifiques. Mais il esquisse un modèle de coinvestissement avec les opérateurs et laisse espérer de nouveaux débouchés pour les RIP.
La mobilisation du secteur public représente aujourd'hui un des meilleurs atouts pour le déploiement du très haut débit. Mais la croissance dépend aussi du dynamisme des investisseurs privés. Pour que la cohabitation s'enrichisse et porte les territoires sur la bonne pente, un rééquilibrage des rapports entre initiative privée et initiative publique sera sans doute nécessaire comme le souhaitent beaucoup d'élus locaux toutes tendances confondues. Mais compte tenu de toutes les contraintes, la marge de manoeuvre sera étroite et délicate à gérer.