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Travailleurs frontaliers : les limites d’un modèle

Les territoires frontaliers ont été "sur-impactés" par la crise du Covid-19, analyse l’Observatoire des impacts territoriaux de la crise. Une analyse fine de ces territoires montre les limites du modèle des travailleurs frontaliers qui s'est fortement développé ces dernières années. Aujourd'hui se pose la question de "la durabilité de ce modèle très largement assis sur la mobilité".

Les territoires frontaliers situés le long de la frontière du nord de l’Italie et de la Suisse sont ceux qui ont subi la plus forte chute de l’emploi salarié courant 2020 et la plus forte augmentation du nombre de chômeurs. Un constat qui a conduit l’Observatoire des impacts territoriaux de la crise (OIPC) à regarder de plus près en quoi ils étaient plus vulnérables. Il a retenu pour cela les 97 intercommunalités dont la part des revenus frontaliers dans les revenus importés (revenus venant de l'extérieur du territoire intercommunal) dépassent les 2%. "Ces territoires étaient déjà dans une dynamique assez défavorable au regard des intercommunalités non frontalières", analyse Olivier Portier, coordinateur de l’observatoire, lors d’un webinaire intitulé "Les impacts territoriaux de la crise du Covid sur les territoires transfrontaliers : pourquoi semblent-ils avoir été sur-impactés ?", organisé ce 30 mai. Entre 2015 et 2019, les territoires frontaliers affichent en effet une progression de 3,9% de l’emploi salarié privé, nettement plus modérée que les 6,6% obtenus par les non-frontaliers. Pendant la crise (2019-2020), l’emploi y a reculé un peu plus : -1,8% contre -1,7%. Plus ces intercommunalités sont dépendantes des revenus frontaliers, plus la baisse a été importante (jusqu’à -2,4% pour celles tirant 40% de revenus frontaliers sur les revenus importés). À l’inverse, ceux qui étaient moins tributaires de ces flux ont subi un choc plus modéré.

Mais au sein de ces territoires frontaliers apparaissent des "disparités assez fortes", souligne Olivier Portier. Les plus impactés sont les territoires frontaliers de la Suisse (-3,2% de l’emploi salarié), suivis des voisins de l’Allemagne (-2,2%) et du Luxembourg (-1,7%). Les territoires frontaliers de la Belgique, eux, n’enregistrent qu’une baisse de 0,2%. À l’intérieur même de ces intercommunalités, la situation peut être très disparate. C’est le cas pour les voisins de la Suisse et de la Belgique. "Plus on est un territoire frontalier, plus la probabilité d’avoir enregistré une forte augmentation des demandeurs d’emplois toutes catégories confondues est importante", résume Olivier Portier. L’évolution du nombre d’allocataires du RSA y a aussi été plus importante.

Pas de variable d'ajustement

L’observatoire écarte l’idée que ces salariés aient pu servir de variable d’ajustement pour les entreprises situées de l’autre côté de la frontière. C’est même l’inverse qui s’est produit, comme le démontre Enrico Bolzani, attaché aux questions transfrontalières et européennes au canton de Genève. Depuis le début des années 2000, la part des actifs français résidant dans l’Ain et la Haute-Savoie a triplé, passant de plus de 30.000 à plus de 90.000 aujourd’hui. Elle a connu une légère baisse en 2020 mais repart de plus belle depuis 2021. Bien plus, la hausse du nombre de frontaliers est beaucoup plus rapide que celle de l’emploi total, y compris depuis le début de la crise du Covid. "Les entreprises réfléchissent en termes de business plan et pas de lieu d’habitation de leurs employés. (…) Je ne crois pas que les travailleurs frontaliers soient une variable d’ajustement pour les entreprises genevoises", insiste Enrico Bolzani. Ce dernier rappelle aussi l’impact qu’a pu avoir la fermeture des stations de ski françaises quand leurs voisines suisses avaient rouvert…

La deuxième hypothèse de l’observatoire est que la recrudescence du chômage a provoqué une panne de la consommation et un ralentissement des emplois de proximité. C’est en effet dans ces territoires frontaliers que la grande distribution enregistre la plus forte baisse de chiffre d’affaires (alors que dans l’ouest du pays, il est plutôt à la hausse). Mais surtout, "l’hypothèse la plus robuste", soutient l’observatoire, est que si les travailleurs frontaliers sont sur-impactés, c’est "parce qu’ils travaillent préférentiellement dans des secteurs d’activités qui ont été exposés".

"Beaucoup sont des intérimaires, mécaniquement ils sont les plus touchés", explique Olivier Portier, évoquant un "effet de structure". Entre le 31 mars 2020 et le 31 mars 2021, le secteur des activités de services administratifs et de soutien perd 3.260 emplois chez les frontaliers français travaillant au Luxembourg. Les pertes sont également importantes dans le commerce, la réparation automobile, la construction, la banque et les assurances, l’industrie manufacturière…

Ce que confirme encore l’exemple genevois. Dans le secteur tertiaire, la part de frontaliers a baissé de 0,93% entre le quatrième trimestre 2019 et le premier trimestre 2020 mais elle a augmenté de 6,88% entre 2019 et 2021. "Un tourisme de proximité s’est développé", explique Enrico Bolzani. Mais il questionne les capacités de rebond des territoires frontaliers français à l’aune des taux de change. Depuis 2007 et la crise de la dette, le franc suisse s’est apprécié de 64% par rapport à l’euro. Il sert de valeur refuge. Et il a augmenté de 7% depuis le début de la crise du Covid. "Mécaniquement, cela augmente les salaires des frontaliers qui reviennent en France." Leur pouvoir d’achat est ainsi "dopé" par le taux de change.

Des territoires plus exposés à la précarité énergétique

Maintenant que cette crise est passée, c’est la crise énergétique et la hausse des prix qui se profilent. Or l’observatoire attire l’attention sur le fort degré d’exposition des tissus économiques locaux ou des ménages frontaliers face au renchérissement du coût de l’énergie. "Il y a un risque potentiel de voir certains de ces territoires lourdement impactés", estime Olivier Portier. De manière générale, les territoires frontaliers possèdent une proportion importante de ménages en précarité énergétique par rapport au carburant ou au logement. C’est particulièrement le cas pour le nord des Ardennes, beaucoup moins pour le Genevois français et de manière plus modérée pour les Alsaciens.

"Cela pose la question de la durabilité de ce modèle très largement assis sur la mobilité", souligne Olivier Portier. Autre déterminisme géographique, c’est le long de ces territoires frontaliers du nord et de l’est, et même des Alpes-Maritimes, que l’on trouve la plus forte proportion de ménages dont la principale source d’énergie du logement est le fioul ou le gaz (généralement entre 43 et 82%).

Pour Aurélien Biscaut de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT), tout ceci provoque "une discrimination sur la question de l’énergie entre les frontaliers et les non-frontaliers, entre ceux qui pourront se payer cet effet carburant et ceux qui, non-frontaliers, ne le pourront pas".

"La question prégnante aujourd’hui, c’est la fragilité des territoires frontaliers français vis-à-vis des voisins, aspirateurs des frontaliers", renchérit Enrico Bolzani. Les travailleurs non frontaliers payés en euros sont "soumis à une double concurrence", estime-t-il. D’abord sur les prix : les salaires suisses exercent une forte pression sur les prix de l’immobilier. "Cela oblige les non-frontaliers à déménager à 30 ou 40 km ; beaucoup d’habitants d’Annemasse ou de Saint-Julien-en-Genevois sont obligés d’aller à Sallanches, beaucoup plus loin, et doivent prendre la voiture", souligne Enrico Bolzani. Et ils sont de surcroît mis en concurrence sur le marché du travail : beaucoup d’habitants en provenance d’autres régions viennent s’installer dans ces territoires frontaliers, attirés par le dynamisme du marché de l’autre côté de la frontière.

Enrico Bolzani met aussi en garde contre les effets pervers du télétravail : "Il ne faut pas que le télétravail devienne un facteur de délocalisation et de dumping social et salarial." "Les entreprises peuvent aujourd’hui employer quelqu’un beaucoup plus loin avec des salaires beaucoup plus bas. Une fois par mois, elles peuvent payer un aller-retour en Easy Jet et deux nuits d’hôtel pour qu’il vienne trois jours", illustre-t-il.

Difficultés de recrutement

L’augmentation rapide des flux frontaliers pèse aussi sur les infrastructures souvent engorgés (à peine mis en service, le Léman Express est déjà au maximum de sa capacité), mais aussi sur les services des municipalités d’origine. Après avoir perdu beaucoup d’habitants sur fond de désindustrialisation à partir des années 1970, Longwy et Villerupt ont récemment gagné de la population sous l’effet de l’attractivité du Luxembourg. Ces municipalités ont notamment besoin d’équipement en crèches, sur des plages horaires étendues, car les travailleurs frontaliers rentrent généralement tard. Or "les élus ont toutes les peines du monde à recruter", témoigne Michael Vollot, de l’Agence d’urbanisme et de développement durable Lorraine Nord (Agape). "Une fois renseignés sur les prix de l’immobilier inabordables quand on est cadre C de la fonction publique", les candidats jettent l’éponge. Dans le même temps, les municipalités voient leurs agents partir au Luxembourg, que ce soit les assistances maternelles, les agents des espaces verts… "Les collectivités sont incapables de faire face à cette demande de service public, on voit des situations très compliquées à gérer", explique Michael Vollot. Selon lui, "les deux seuls secteurs qui profitent de la situation sont la construction et les professions immobilières".

Autre secteur où ce déséquilibre est très marqué : la santé. "Il y a une vraie fuite chez les infirmières, même chose du côté des médecins. Malheureusement cela ne va que s’aggraver, d’autant que le Luxembourg prévoit une pénurie de médecins d’ici dix ans. (…) Ce n’est pas qu’une question de salaire mais aussi des conditions de travail. C’est quelque chose qui doit interpeller", alerte Michael Vollot. Et c’est aussi "un enjeu énorme sur toute la frontière franco-suisse", abonde Enrico Bolzani. "Les hôpitaux d’Annemasse et Saint-Julien-en-Genevois ont des lits vides car ils n’ont pas assez de soignants", évoque-t-il. "On assiste à une disparition des frontières physiques mais avec des séparations extrêmement nettes sur la question des prix et des salaires."