"Les impacts de la crise ne seront pas du tout les mêmes qu’en 2008"
Mettant en garde contre la vague de défaillances d'entreprises qui risque de venir avec la levée progressive des amortisseurs nationaux, l'Observatoire des impacts territoriaux de la crise analyse les capacités de rebond des territoires. Un outil précieux à l'heure de la territorialisation de la relance.
Au moment où les contrats de relance et de transition écologique (CRTE) se mettent en place, l’Observatoire des impacts territoriaux de la crise (OITC) livre ses premiers résultats d’analyse. Cet observatoire créé en 2020* à l’initiative de deux chercheurs et consultants, Vincent Pacini et Olivier Portier, a justement pour but d’analyser le degré d’exposition des territoires face à la crise et d’identifier leurs capacités de rebond.
Dans un premier temps, l’observatoire s’est cantonné à des éléments d’anticipation. En croisant différentes cartes (données macro-économiques, tissus productifs marchands, spécialisation, dépendance à la consommation locale), il s’agissait de mesurer la vulnérabilité des économies locales face à cette crise inédite, à la fois de production et de consommation, ce qui fait une grosse différence par rapport à 2008.
Il en ressort que les territoires les plus dynamiques avant la crise – les locomotives – se montrent plus exposés que les wagons situés le long de la diagonale du vide, ces derniers bénéficiant de plus d’amortisseurs dans la mesure où, comme l’a rappelé Olivier Portier lors d’un webinaire organisé le 19 mars, "ils dépendent fortement des mécanismes de socialisation (revenus publics, sociaux et pension de retraite en raison d’un fort vieillissement de la population)".
Territoires les plus exposés
"Les territoires les plus exposés sont les territoires très touristiques des Alpes, de Corse, mais aussi des territoires au profil plus productif pendulaire d’Ile-de-France (…) On a aussi les intercommunalités d’Alsace, quelques intercommunalités en périphérie du Luxembourg, d’autres zones frontalières entre la Franche-Comté et la Suisse et le grand quart nord-est de Rhône Alpes qui était particulièrement dynamique avant la crise", a développé le consultant. D’où la première hypothèse de l’observatoire : "Les impacts de la crise ne seront probablement pas du tout les mêmes que celle de 2008."
L’une des originalités de cette lecture est d’avoir analysé le degré d’exposition au ralentissement de la consommation qui, avec les confinements successifs et les restrictions multiples, a été très impactée depuis mars 2020. Or, comme l’a rappelé Olivier Portier, la consommation locale représente "65% des créations d’emploi dans les territoires" et reste trop peu abordée par les analystes. Le grand nord-est et Rhône-Alpes apparaissent cette fois-ci moins exposés.
Autre grille intéressante, celle de l’exposition des tissus productifs concurrentiels en fonction de leur degré de spécialisation. Les intercommunalités spécialisées dans des segments rares (automobile, aéronautique, spatial, textile, viticulture…) sont plus fragiles. Or dans un grand nombre d’intercommunalités, plus de 88% de l’emploi privé est concentré sur ces niches. D’où une vulnérabilité aux chocs. Exemple criant : le cas de la vallée de l’Arve (Haute-Savoie), hyper-spécialisée dans le décolletage. En revanche, quel que soit l’angle, la Bretagne et dans une moins mesure les Pays de la Loire apparaissent a priori comme les régions les moins exposées à la crise actuelle.
Une vingtaine de zones d'emploi ont récupéré leur stock d'avant crise
Encore ne s’agit-il là que d’anticipations, de prévisions. Que se passe-t-il vraiment sur le terrain ? L’observatoire a commencé à produire des analyses plus poussées sur la réalité de la crise, notamment sur l’emploi. Même si, comme le souligne Olivier Portier, le pays a été un peu mis "sous cloche" avec les différents amortisseurs (chômage partiel, fonds de solidarité…). L’impact sur les défaillances d’entreprises ne s’est pas encore fait ressentir, le taux de défaillances est même paradoxalement inférieur en 2020 à celui de 2019.
Au regard de ces premiers éléments, l’OITC émet une deuxième hypothèse : "Si les locomotives apparaissent comme étant a priori les plus exposées, elles devraient être dotées des plus fortes capacités de rebond." Des territoires frappés de plein fouet vont en effet repartir de plus belle. Le choc de la crise a été presque instantané sur l’emploi et il a frappé l’ensemble des territoires. Mais dès le deuxième trimestre 2020, certains ont redémarré plus vite. C’est le cas des zones d’emploi de Bordeaux, Rennes ou Valence. Au troisième trimestre (avant le reconfinement), l’emploi repart à peu près partout mais à des rythmes très variables. La Corse, où le choc avait été particulièrement significatif, connaît alors un redressement non moins spectaculaire, même si elle reste en négatif. Une vingtaine de zones d’emplois seulement ont récupéré leur stock d’avant crise : Sablé-sur-Sarthe, Romans-sur-Isère, Roubaix-Tourcoing, Lens-Hénin, Evry, Valenciennes, les Sables-d’Olonne, Etampes, Plaisir… Beaucoup sont en outre-mer : La Réunion (Est et Sud), Marie-Galante, Saint-Laurent, Nord Caraïbe…
Un choc considérable sur l'emploi
De manière globale, le choc a été "considérable" : 478.000 emplois ont été perdus au premier trimestre, 160.000 au second, contre 337.000 emplois créés au troisième trimestre, rappelle l’observatoire. Le solde reste négatif avec 300.000 emplois de moins. Et le regain risque d’être de courte durée. Les données du 4e trimestre ne sont pas encore disponibles mais elles devraient être marquées par le reconfinement…
"Ce sont les travailleurs précaires qui ont principalement servi de variable d’ajustement", a analysé Olivier Portier. Bon nombre des demandeurs d’emploi de catégories B et C ont en effet basculé en catégorie A, notamment dans les secteurs très touristiques, d’où une explosion du nombre de chômeurs : +876.000 en avril 2020, dix fois plus que lors du précédent record d’avril 2009 (+75.000).
Selon l’OITC, la carte des demandeurs d’emplois entre bel et bien "en résonnance" avec celle des territoires exposés : les wagons de la diagonale du vide connaissent plutôt une baisse du nombre de demandeurs d’emplois, et apparaissent donc comme moins exposés aux premiers chocs de la crise que les locomotives d’Ile-de-France, du grand quart nord-est... A noter toutefois que le bloc productif de l’Ouest (à cheval entre Pays de la Loire et Bretagne) a connu une très forte augmentation des demandeurs d’emplois de catégorie A. Ce qui demandera d’y voir plus clair.
Compte tenu de la mise en place des mesures de chômage partiel, l’analyse de l’évolution de la masse salariale sera un indicateur sans doute plus pertinent que celui de l’emploi, avec un effondrement prévisible dans certains territoires (une grande partie de la masse salariale étant aujourd’hui subventionnée par le chômage partiel).
L’observatoire va à présent introduire des éléments d’impact sur les entreprises. "Lorsque ces mesures gouvernementales vont commencer à être levées, on va observer une multiplication des défaillances d’entreprises (…) Ce phénomène aura mécaniquement un impact sur la CVAE" avec un décalage dans le temps, craint Olivier Portier.
"Le niveau d’endettement des entreprises a explosé"
"Le niveau d’endettement des entreprises a explosé partout", a abondé Nicolas Portier, délégué général de l’AdCF, relayant des travaux conduits avec la Banque de France (voir notre article). "Sans les mécanismes nationaux, l‘OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) évalue à 3 millions le nombre d’emplois qui auraient disparu. On réduit par dix l’impact de la crise en première année", a-t-il expliqué.
Pour les CHR (cafés-hôtels-restaurants), le niveau d’endettement a ainsi été multiplié par sept. Pour le moment, Etat et collectivités tentent au maximum de prendre en charge les coûts fixes (voir notre article). Mais "la grande question en sortie de crise sera de retrouver des modèles économiques qui permettront de retrouver des chiffres d’affaires qui permettront de faire face à des échéances", a poursuivi Nicolas Portier, insistant par ailleurs sur l’importance de la commande publique, notamment à travers les CRTE.
Au fil des semaines, l’observatoire entend multiplier les appels à contributions, les remontées de terrain et se dit ouvert à toutes les bonnes volontés. Il devrait produire des cartes plus spécifiques sur les Territoires d’industrie ou les zones de montagnes, particulièrement touchées par la saison blanche de cet hiver. Il entend également croiser les cartes des contextes locaux avec une cartographie des actions engagées par les pouvoirs publics dans le cadre de la relance.
Tout ce travail devrait permettre d’identifier des territoires "plus ou moins résilients qu’attendu". C’est-à-dire de zoomer sur "l’effet local" des économies territoriales. L’observatoire promet pour le mois de juin des éléments beaucoup plus précis. Il lancera alors un appel pour sélectionner quatre ou cinq intercommunalités qui pourraient être suivies au plus près du terrain pendant deux ou trois ans.
*en partenariat avec l'Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, l'Assemblée des communautés de France (AdCF), l'Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) et le laboratoire Lirsa du Cnam.