Transferts de l'Etat aux collectivités : comment garantir une juste compensation financière ?

Les compensations financières allouées aux collectivités territoriales pour les transferts de compétences de l'Etat ont donné lieu par le passé à nombre de controverses. Lesquelles pourraient être ravivées avec les transferts inscrits dans la loi 3DS de 2022 et les projets de décentralisation qui se dessinent. Quels remèdes faut-il apporter aux règles actuelles ? La question était posée ce 26 octobre dans le cadre d'un colloque organisé par la délégation aux collectivités territoriales au sein du Sénat.

"Tout accroissement net de charges résultant des transferts de compétences effectués entre l'Etat et les collectivités territoriales est accompagné du transfert concomitant (…) de ressources (…) équivalentes aux dépenses effectuées, à la date du transfert, par l'Etat". Ce principe dit de la "compensation au coût historique" – qui est inscrit dans le code général des collectivités territoriales – a régi les transferts de compétences de l'Etat aux collectivités territoriales réalisés au cours des quarante dernières années. Des transferts très nombreux, qui ont été opérés par des textes épars – pas uniquement des lois de décentralisation à proprement parler. Des transferts qui ont eu aussi pour caractéristique d'accorder plus ou moins de marges de manœuvre aux élus locaux dans l'exercice des compétences.

Ce grand mouvement de décentralisation n'a pas été un long fleuve tranquille pour les relations entre les gouvernements et les élus locaux. Les principes guidant la compensation des transferts de compétences portent sur ce point une lourde part de responsabilité. "Le système a une forme de perversité, puisque l'Etat est incité à transférer tout ce qu'il néglige – permettez-moi d'exagérer un peu le trait – et à négliger tout ce qu'il envisage de transférer", a déclaré Aurélien Baudu, professeur à l’Université de Lille.

L'utilisation de données a priori objectives, issues de la comptabilité de l'Etat, comme cela a été le cas à chaque transfert, pouvait être de nature à constituer un "élément d'arbitrage rationnel", a constaté Louis Bahougne, premier conseiller à la chambre régionale des comptes des Pays de la Loire. Mais la méthode présente de nombreuses "difficultés". Certains éléments entrant dans la comptabilité des collectivités comme le coût d'une police d'assurance ne figurent pas parmi ceux de l'Etat, ce dernier étant son propre assureur. En outre, pour déterminer les dépenses de personnels, il convient également d'utiliser les données des systèmes d'information des ressources humaines. Problème : en l'absence de normes, ces derniers sont caractérisés par une très grande hétérogénéité.

"Promesses d'un père Noël facétieux"

La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 sur l'organisation décentralisée de la République a gravé dans le marbre de la Constitution (à l'article 72-2) que "tout transfert de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice". Ainsi, lorsqu'un gouvernement projette de transférer une compétence aux collectivités, il ne peut manquer à l'obligation de compensation financière. Mais le Conseil constitutionnel a eu une interprétation restrictive de la garantie prévue par le législateur. En cas d'alourdissement de la charge, du fait de l'exercice dans le temps de la nouvelle compétence, la compensation demeure, elle, inchangée. En outre, la création ou l'extension par le législateur donne lieu à une obligation constitutionnelle "de moindre intensité", selon Arnaud Haquet, professeur à l’Université de Rouen. Les collectivités concernées se voient en effet attribuer uniquement des "ressources déterminées par la loi", et de surcroît seulement lorsque la compétence en question revêt un caractère obligatoire.

Avec un ajustement par les juges administratif et constitutionnel des possibilités de lecture de la Constitution "au moins mal des intérêts financiers de l'Etat", les collectivités "ne se sont pas trouvées soulagées". La "décentralisation à l'euro près, annoncée du temps de Jean-Pierre Raffarin" aura "ressemblé aux promesses d'un père Noël facétieux", en a déduit Bertrand Faure, professeur à l’Université de Nantes.

Les collectivités ont rencontré souvent des déconvenues lorsque l'Etat leur a confié des responsabilités. Lors de la délégation des aides à la pierre à certaines collectivités ou intercommunalités, "le financement de l'ingénierie n'a pas été transféré", a indiqué par exemple Agnès Canayer, sénatrice LR. "Par une application restrictive du droit à compensation, l'Etat a refusé la prise en charge des dépenses supplémentaires générées par la gestion des Pacs [pactes civils de solidarité] par les communes, cette activité relevant de l'état civil. L'Etat a considéré qu'il ne s'agissait pas d'un transfert de compétences", a relevé de son côté Nathalie Gervais, présidente de la chambre régionale des comptes de Provence Alpes Côte d’Azur.

Clause de revoyure

Les sénateurs ont tenté de corriger la Constitution, par l'adoption en première lecture, à l'automne 2020, d'une proposition de loi constitutionnelle (voir notre article du 21 octobre 2020). Le texte, qui n'a cependant pas été examiné par l'Assemblée nationale, prévoit la compensation financière intégrale des créations ou extensions de compétences, ainsi que des modifications des conditions d'exercice des compétences des collectivités territoriales. De plus, il instaure un réexamen régulier des ressources attribuées en guise de compensations financières au titre des transferts, extensions, créations, ou modifications des conditions d'exercice des compétences des collectivités territoriales. Une telle "clause de revoyure" permettrait d'ajuster régulièrement la compensation financière à l'évolution de la réalité des coûts liés à la compétence exercée par les collectivités après le transfert. Au printemps dernier, la mission d'information sur l'impact des décisions règlementaires et budgétaires de l'Etat sur l'équilibre financier des collectivités territoriales (voir notre article du 13 juin 2023) a estimé que le rendez-vous devrait avoir lieu "a minima tous les cinq ans".

Un délai trop long, selon le président du comité des finances locales, André Laignel, qui préfère une "indexation" annuelle des compensations financières. C'est le dispositif "le plus sûr" pour les collectivités", a-t-il défendu. "On peut être prioritairement sur l'indexation", a concédé Mathieu Darnaud. Mais "à un moment donné, il faut une forme de revoyure", a ajouté le premier vice-président (LR) du Sénat.

La "compensation glissante" se heurte toutefois à l'opposition probable de l'Etat, ce dernier souhaitant a priori contenir le coût des charges de compensation des transferts de compétences aux collectivités, qui s'élève à environ 40 milliards d'euros par an, selon la Direction générale des collectivités locales (DGCL). En outre, la mise en œuvre de la règle devrait conduire l'Etat à déterminer "quelle est, dans la croissance du coût des compétences transférées, la part qui relève de la libre administration des collectivités territoriales qui n'a donc pas à faire l'objet de compensation et la part qui relève de l'adoption de normes plus générales par l'Etat ou d'une évolution exogène", a souligné Thomas Montbabut, chef du bureau du financement des transferts de compétences à la DGCL. Qui s'est  interrogé sur la faisabilité d'un tel travail. En outre, les collectivités ne souhaiteraient peut-être pas que l'Etat "effectue un contrôle resserré" de l'évolution des charges associées aux compétences qu'il leur a transférées – lesquelles donnent lieu à l'affectation de ressources "libres d'emploi", a mis en avant le fonctionnaire.

Héritage de l'histoire

De toute façon, "le point névralgique n'est pas tant la question de la compensation glissante, mais celle des vecteurs de compensation, qui sont à la main du législateur", a-t-il estimé.  Avec un vecteur comme celui de la TVA, la compensation sera "beaucoup plus dynamique" qu'avec les assises sur les énergies (ex-Ticpe), ou des dotations budgétaires – puisque ces dernières "ne sont pas indexées". Les départements en savent quelque chose : les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) qui leur ont été octroyés en compensation de transferts de compétences dans les années 1980 "ont augmenté en moyenne de 10% par an au cours des dix dernières années".

L'instauration d'une loi de financement des collectivités territoriales – défendue récemment par des sénateurs LR et socialistes – n'a pas trouvé de partisans. Ce serait "une fausse bonne idée", puisque cette loi serait "un outil à la main de l'Etat", a ainsi dénoncé Agnès Canayer.

Une autre solution a été avancée : une refonte du calcul des attributions de dotation globale de fonctionnement (DGF), afin de mieux prendre en compte les charges de chaque collectivité. Couplés à la généralisation du référentiel comptable, les efforts de la recherche scientifique permettraient de mieux identifier dans les années à venir les montants de ces charges.

En conclusion des travaux de la matinée, Bertrand Faure s'est montré sceptique : "Chaque tremplin risque de trouver sa planche pourrie". "Le malaise des relations financières entre l'Etat et les collectivités territoriales est le symptôme d'une infirmité. Ces relations n'ont jamais cessé d'être pensées et exécutées que dans le cadre de la tutelle de l'Etat. Cette infirmité fait partie de notre héritage", a-t-il jugé.

 

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