Sobriété foncière et décarbonation : une double équation pour l'industrie
Dans un contexte de concurrence exacerbée, voire déloyale, la France doit résoudre une double équation : maintenir son attractivité dans une trajectoire de sobriété foncière et de décarbonation de l'industrie. Des contraintes qui peuvent aussi offrir des opportunités, comme l'a montré un séminaire organisé au Hub des Territoires, ce 4 décembre, avec plusieurs exemples à l'appui.
Dans un rapport de juillet 2023, le préfet Rollon Mouchel-Blaisot estimait à 22.000 hectares les besoins en foncier nécessaires à la réindustrialisation du pays à horizon 2030. Une mobilisation qui pourrait passer en grande partie par de la réhabilitation de friches (10.000 ha), par de la densification (3.500 ha) mais aussi par de l'artificialisation (8.500 ha), avait calculé le préfet. Plus d'un an après, une partie du chemin a été accomplie si l'on en juge par le bilan de la politique de foncier industriel menée en France, avec les sites "clés en main" ou le portail France Foncier+ développé par la Banque des Territoires et le Cerema (voir notre article du 17 avril). Avec ce portail, "ce sont plus de 600 hectares et 700 sites immédiatement disponibles", a indiqué Olivier Sichel, directeur de la Banque des Territoires, lors d'un séminaire organisé au Hub des Territoires, le 4 décembre, sur le thème de "l'industrie face aux enjeux de la transition environnementale et du foncier". "C'est la marque de la Banque des Territoires que d'avoir objectivé le débat par de la data", s'est-il félicité, alors que le ZAN impose des choix cornéliens aux collectivités. "Vous ne posez pas votre usine comme une nappe de pique-nique dans la nature", a insisté Olivier Sichel. Le cadre devrait toutefois être assoupli à la faveur du projet de loi de simplification de la vie des entreprises attendu à l'Assemblée début janvier, ou des récentes annonces de Michel Barnier à Limoges, le 2 décembre, visant à exempter les projets industriels du ZAN, même si leur avenir s'écrit aujourd'hui en pointillés (voir notre article du 29 novembre).
Saturation foncière
Le portail France Foncier+ est né du constat que de nombreuses intercommunalités n'avaient plus assez de foncier disponible pour accueillir des entreprises et qu'elles étaient obligées de refuser des projets. Une étude conduite avec Intercommunalités de France en 2023 auprès de 300 intercommunalités a montré que "la moitié des territoires étaient en état de saturation foncière", "cela en dit long sur la pénurie de foncier", pointe Thomas Raulet, chargé du pilotage du portail à la Banque des Territoires.
Pourtant, la France conserve sa première place en Europe pour les investissements étrangers. Chaque année, plus de 1.800 projets d'investissements étrangers sont recensés en France, indique Guillaume Basset, directeur de l’attractivité des territoires chez Business France. Des missions de prospection sont menées à l'étranger pour détecter les projets, en partenariat avec les agences régionales de développement, dans le cadre de la Team Invest France. Mais il faut ensuite pouvoir les "loger". "Il y a de gros trous dans la raquette", constate Guillaume Basset. "On voit un peu les trains passer sur ce type de projets de plus de 20 hectares bien connectés aux réseaux de transports" et à proximité d'une main-d'œuvre qualifiée et suffisante… L'occasion pour Jean-Baptiste Gueusquin, directeur de la délégation Territoires d’industrie à Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT), de faire le point sur le programme de 55 sites clés en main, lancé au mois d'avril, concomitamment avec France Foncier+. "On recherche un peu le mouton à cinq pattes", souligne-t-il : des "sites de grandes surfaces, matures, sur les bassins d'emploi profonds". Autre grand défi : la capacité énergétique des sites. Un partenariat vient d'être passé avec RTE pour identifier en amont les sites capables d'accueillir des industriels électro-intensifs sur le territoire français, mais aussi d’anticiper les nouveaux investissements. "C'est absolument indispensable", la capacité énergétique "est aujourd'hui le principal frein" à l'installation, considère le responsable de l'ANCT.
Déficits d'exploitation
Sur les 55 sites, "cinq cochent toutes les cases à l'instant T" et "une dizaine seront opérationnels d'ici un an" ; les autres sont à un état plus ou moins avancé. Jean-Baptiste Gueusquin mentionne une autre difficulté : le déficit d'exploitation de ces opérations qui se monte à 200 millions d'euros. Une trentaine de ces sites clés en main sont dans une logique de recyclage du foncier, mais cinq seulement ont eu recours au fonds Friches. Il y a un vrai enjeu d'ingénierie, selon lui, pour aider ces territoires à capter les financements disponibles.
Mais, alors que cette politique de réindustrialisation semblait amorcée, après trente années de déclin, la conjoncture s'est fortement retournée. Sur les huit premiers mois de l'année, les désinvestissements ont été multipliés par 3,5. "Chaque semaine, on reçoit ce type d'annonce", alerte Guillaume Basset. "Il faut éviter l'émergence de nouvelles friches, et tout faire pour éviter les ruptures d'exploitation", souligne-t-il. Ce qui implique de "mener une action de prévention des friches industrielles". C'est le sens de la "task force" annoncée par Michel Barnier, vendredi à Limoges, pour détecter les "signaux faibles". "On a des retex intéressants", se rassure cependant Guillaume Basset, prenant l'exemple de l'usine de pneus Bridgestone à Béthune, fermée en 2021 et aujourd'hui "réindustrialisée à 80%", notamment grâce à l'économie circulaire (et au reconditionnement de pneus).
"La sobriété est plutôt une opportunité"
Autre exemple avec le Territoire d'industrie Nord-Franche-Comté (Montbéliard, Sochaux et Belfort). La société chinoise Das Solar va installer une des plus grosses usines d'assemblage de panneaux solaires d'Europe dans les anciens locaux de l'équipementier automobile Faurecia. "Le territoire a réussi à proposer un site fonctionnel rapidement, plusieurs milliers d'emplois sont envisagés", se réjouit Jean-Baptiste Gueusquin pour qui "les fermetures récentes représentent un potentiel caché en termes de capacité d'accueil". "Le bâti industriel libéré ces dernières années constitue un gisement très intéressant."
De manière générale, "la sobriété est plutôt une opportunité, estime Thomas Raulet. Elle permet de réfléchir sur son projet de territoire : sur ce que l'on veut ou peut faire, sur l'acceptabilité de la population"… Mais les collectivités font valoir que les réformes fiscales successives ont rompu le lien entre les entreprises et leur territoire. "Il y a quelque chose à faire pour inciter à la sobriété foncière, la rendre un peu plus intéressante financièrement, on est en discussion avec Intercommunalités de France", reconnaît Jean-Baptiste Gueusquin. L'association vient justement d'adresser au ministre délégué à l'industrie une série de propositions pour "concilier ZAN et réindustrialisation" (voir notre article du 2 décembre).
"Le carbone est la partie visible de l'iceberg"
L'autre gros enjeu pour l'industrie est celui de la décarbonation, sachant qu'elle représente 20% des émissions de gaz à effet de serre et 20% de la consommation énergétique du pays. Elle va devoir réduire de moitié ses émissions d'ici dix ans avant d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Ce qui va nécessiter de 2 à 8 milliards d'investissements. "C'est un défi colossal mais atteignable", juge Bertrand de Singly, directeur général adjoint de France industrie, chargé de la décarbonation industrielle. "L'industrie a déjà fait beaucoup, un tiers de la baisse des émissions territoriales de CO2 depuis 1900 proviennent d'elle." Mais, selon lui, il va falloir mettre les bouchées doubles dans l'électrification, le gaz renouvelable, l'hydrogène, la biomasse ou la capture de carbone...
"Le carbone est un peu la partie visible de l'iceberg", rebondit Emmanuel Gonon, directeur de Hoji Ventures, une "start-up studio" qui accompagne les entreprises dans leur transition écologique et énergétique, pour qui l'industrie va devoir faire face à un problème plus général d'accès aux matières premières, au manque d'eau, aux aléas climatiques… "50% des dirigeants voient tous ces sujets comme un problème et font le minimum mais 50% sont proactifs et y voient une opportunité pour gagner en compétitivité." Ces derniers inventent de nouveaux modèles. Ainsi de Babymoov, une start-up clermontoise qui, jusqu'ici, concevait des produits pour la puériculture fabriqués en Chine. Aujourd'hui, elle a constitué une équipe pour racheter sur Leboncoin des produits d'occasion afin de les reconditionner. "Ce modèle économique est plus rentable que le modèle historique" et "le carbone est déjà amorti par le premier produit", assure Emmanuel Gonon. Autre exemple : Forsee Power qui fabrique à Poitiers des batteries électriques notamment pour les bus urbains. Aujourd'hui, elle a décidé de passer au "modèle d'usage" : plutôt que de vendre ses batteries, elle les loue, ce qui la pousse à développer des produits plus durables, plus chers à produire certes, mais sur le long terme, elle y gagne. Ce "modèle d'usage" se retrouve aujourd'hui dans la fabrication d'ascenseurs par exemple.
"Ne pas être naïfs"
"Faire de la sobriété, ça paye, l'industrie est le secteur qui a le plus baissé en intensité énergétique : on utilise aujourd'hui deux fois moins d'énergie pour produire la même chose", abonde Bertrand de Singly. Mais "il ne faut pas être naïf", l'électricité française est déjà décarbonée (grâce à son parc nucléaire), ce gain on l'a déjà fait". Alors prendre 1990 comme date de référence de réduction des émissions de CO2 n'est pas à l'avantage de la France par rapport à ses voisins, dont l'électricité est beaucoup plus carbonée, pointe-t-il.
Aujourd'hui, les grands comptes sont invités à montrer l'exemple. Les 50 sites les plus émetteurs de gaz à effet de serre français ont signé l'an dernier un contrat de transition écologique. Seulement, plus les entreprises sont petites, moins elles s'engagent dans cette voie et préfèrent financer des projets de "court terme", constate Emmanuel Gonon, dont la start-up implantée à Lyon a déjà accompagné 200 entreprises et développé des solutions de financement hors bilan pour un montant total de 100 millions d'euros. À travers le programme Pacte industrie 2023-2026, l'Ademe accompagne elle aussi les TPE et PME industrielles dans la décarbonation à travers des cycles de formations (au coût de 500 euros) et du coaching.
"L'enjeu est de ne pas se limiter aux grands projets en tête d'affiche", estime Bertrand de Singly, "cette vision territoriale est nécessaire". Mais il alerte sur la concurrence de pays comme la Chine et les États-Unis qui ne lésinent pas sur les aides. "Que faire si un produit décarboné est plus cher et que le client ne le veut pas ?" interroge-t-il. "La Chine a construit de façon très élaborée une capacité de production de panneaux solaires : elle fait plus que tous les pays du monde réunis et vend ses excédents à des prix cassés en Europe", illustre-t-il. Réagir en imposant des barrières douanières "n'est pas simple", prévient-t-il. Cela demande une réponse "très sophistiquée" qui s'applique aux produits transformés par exemple.
"Cette compétitivité, on ne peut la gagner que si l'Europe est forte", estime-t-il. Or la France, qui s'est plus désindustrialisée que d'autres en Europe, se fixe l'objectif de passer la production manufacturière de 10% à 15% du PIB alors qu'ailleurs en Europe on vise plutôt une stabilisation. "On veut faire 50% de hausse, on n'est pas dans le même monde."