Réserve d’ajustement au Brexit : la Cour des comptes dénonce une organisation défaillante et une faible mobilisation des administrations françaises

Dans un rapport consacré à la mise en œuvre du Brexit en France, la Cour des comptes dénonce une organisation défaillante et une faible mobilisation des administrations françaises pour consommer les fonds de la réserve d’ajustement au Brexit qui avaient pourtant été obtenus de haute lutte. Une situation d’autant plus regrettable que, pour la Cour, la France semble avoir davantage pâti du Brexit que ses partenaires européens.

"I want my money back." La célèbre injonction de la Première ministre anglaise Margaret Thatcher, soucieuse de la bonne gestion des deniers britanniques, n’a décidément rien de française. Dans un rapport consacré à la mise en œuvre du Brexit en France, la Cour des comptes dénonce une nouvelle fois l’incapacité de l’administration française à consommer les fonds européens. En l’espèce, ceux spécialement prévus pour atténuer les conséquences de cette séparation, via une "réserve d’ajustement au Brexit" (RAB) dotée de 5,4 milliards d’euros au total.

En pointe pour réclamer et obtenir des fonds, pas pour les utiliser

Une situation dont la France est coutumière, mais d’autant plus rageante que la Cour rappelle que "la France s’est mobilisée pour obtenir une part importante de la réserve". L’Hexagone avait effectivement joué des coudes pour ne pas être cette fois un "contributeur net" (voir notre article du 21 janvier 2021). Non sans s’attirer l’opprobre de ses partenaires (voir notre article du 25 mars 2021), mais non sans résultat (voir notre article du 18 juin 2021), puisqu’elle obtenait finalement 736 millions d’euros (voir notre article du 6 octobre 2021). Las, en vain, ou presque. "Depuis avril 2022 et le versement des deux premières tranches, 403 millions d’euros de préfinancement par la RAB sont disponibles. En septembre 2022, aucune aide n’avait encore été décaissée. En février 2023, le niveau de consommation prévisionnel est estimé à 31,5% de l’enveloppe", déplore la Cour des comptes. Cette dernière regrette singulièrement que "les crédits initialement envisagés pour les mesures de soutien aux entreprises seront très largement sous-utilisés. L’estimation d’avril 2022 de 422 millions d’euros de projets potentiellement éligibles est désormais ramenée à 22 millions d’euros". Si la Cour relève que la direction générale des entreprises (DGE) explique qu’"une partie de cette sous-consommation s’explique par la multiplicité des aides disponibles en raison de la crise sanitaire", elle y voit, elle, "un quasi-abandon des compensations aux entreprises touchées par le Brexit" ("5% sur 498 millions d’euros").

Organisation défaillante et faible mobilisation des administrations

En cause, une organisation que la Cour juge "défaillante". "Les administrations n’ont pas adopté de stratégies pour décaisser rapidement les fonds", observe-t-elle, dénonçant en outre de "nombreuses erreurs de gestion" : "pilotage peu efficace, faible portage ministériel, communication insuffisante". La "faible mobilisation" des administrations marque davantage encore : "Malgré trois notes d’alertes de l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires, autorité de gestion de la RAB] au SGAE [secrétariat général des affaires européennes], à aucun moment les réunions du groupe de travail ne témoignent d’une plus grande mobilisation des administrations pour finaliser le cadre national de la consommation de la RAB. Le comité de pilotage chargé de redéployer les fonds inscrits sur des mesures en souffrance s’est borné à constater le risque de sous-consommation tandis qu’aucun comité de sélection ne s’est réuni faute de dossiers transmis", constate la rue Cambon. Pis, "pourtant prévu en novembre 2021, le dispositif n’est toujours pas opérationnel au printemps 2023 en raison d’une faible mobilisation des administrations malgré les renforts temporaires dont elles ont bénéficié". La Cour note par exemple que "la France aurait pu financer des aides afin de trouver de nouveaux débouchés", "mais n’a pas adopté de telles mesures pourtant proposées par d’autres États membres". 
La Cour observe que cette faible mobilisation n’a pas concernée que la gestion de la RAB. Elle note ainsi que "peu d’administrations étaient prêtes à la première date envisagée du Brexit, au 30 mars 2019 : le ministère de l’Intérieur n’avait réalisé aucun recrutement ni préparé une organisation spécifique pour le retour des contrôles". Seuls le report à trois reprises de la sortie et… le Covid ont permis d’éviter l’embolie. La Cour estime à plus de 80 millions d’euros les investissements publics et privés qui auront ont été nécessaires pour assurer la fluidité du trafic.
Pour revenir à la RAB, on notera également que les régions ont refusé d’arriver comme les carabiniers : "Face au risque de sous-consommation […], l’ANCT a contacté les régions afin de leur confier la gestion et l’instruction de la mesure 'guichet'. Jugée trop tardive et risquée pour les finances régionales, cette proposition a été rejetée par Régions de France en mai 2022." La Cour relève en revanche que "les régions et leurs agences de développement se sont mobilisées" pour attirer les entreprises en France, saluant notamment l’action des Hauts-de-France.

Des entreprises françaises malmenées

Cette situation apparaît d’autant plus scandaleuse que les besoins semblaient réels. La Cour estime entre 8.000 à 9.000 la baisse du nombre d’entreprises exportatrices vers le Royaume-Uni entre 2018 et 2021, du fait des incertitudes et des nouvelles contraintes induites par le Brexit. Particulièrement touchés, les petits opérateurs et les opérations de faibles montants. Loin d’être les seuls. La Cour rappelle ainsi qu’en 2022, Brittany Ferries a perdu 27% d’activité fret et 35% d’activité passagers (la Commission européenne lui a, le 23 septembre 2021, validé une aide de 61,2 millions d’euros). Rappelons que cette compagnie loue les bateaux qu’elle utilise aux collectivités bretonnes et normandes (voir notre entretien du 27 janvier 2021 avec Loïg Chesnais-Girard).
Plus généralement, la Cour constate que "la France semble avoir plus pâti du Brexit que ses partenaires européens". Les exportations de marchandises stagnent en euros courants et reculent de 7,6% en euros constant hors énergie (2022 vs 2019). Les importations depuis le Royaume-Uni ont, elles, connu une forte progression (+ 43,6% sur la même période, 10,1% hors énergie). Conséquence, "l’excédent français du solde des échanges de marchandises s’est considérablement réduit" (de 12,7 milliards d’euros en 2019 à 5,6 milliards – 9,9 milliards hors énergie). Côté services, l’excédent français s’est accru (de 3,7 milliards d’euros en 2019 à 5,3 en 2022), mais principalement grâce aux visiteurs britanniques. Hors postes voyages et transports de voyageurs, l’excédent de 1,2 milliard d'euros en 2019 s’est transformé en un déficit de 726 millions d'euros.

Fonds réalloués

Fort heureusement, la France et d’autres États membres ont obtenu de pouvoir réallouer les fonds de la RAB vers le programme REPowerEU (voir notre article du 8 mars). Sur les 736 millions prévus pour la RAB française, pas moins de 504 millions seront ainsi transférés (voir notre article du 24 avril). Plus de 68% !, note la Cour. Il reste à espérer que, cette fois, ils seront bien consommés.
 

  • Les voyages scolaires et le "Dordogneshire" impactés

"Une diminution drastique des échanges scolaires." C’est l’un des impacts du Brexit pointés par la Cour des comptes, qui relève d’une manière générale que le Brexit entraîne des difficultés pour les "nouveaux venus", les touristes et les populations jeunes en général. "Le régime des échanges universitaires a également été déstabilisé, au détriment des étudiants français plus nombreux au Royaume-Uni avant le Brexit que leurs homologues britanniques ne l’étaient en France", pointe la rue Cambon. De même, "tout en restant importantes, le renouvellement des communautés françaises au Royaume-Uni et britannique en France se ralentit". Évoquant en particulier le cas du "Dordogneshire", la Cour observe que "la communauté britannique ne s’est pas renouvelée".