Relance du nucléaire : de nombreuses interrogations issues du débat public
La Commission nationale du débat public (CNDP) a publié ce 26 avril le compte-rendu et le bilan du débat public sur "le programme proposé par EDF de six réacteurs nucléaires de type EPR2 dont les deux premiers seraient situés à Penly, en Normandie". Bien que largement court-circuité par l'exécutif et l'examen au Parlement du projet de loi d'accélération des procédures pour construire de nouveaux réacteurs, le débat organisé de fin 2022 à début 2023 a mis en lumière les fortes interrogations des participants, sur les déchets, les risques ou encore le financement.
Lancé en octobre dernier à travers la France, le débat public sur la relance du nucléaire a été bousculé par la relance à marche forcée de l'atome engagée par le gouvernement, au point de se clore fin février par une réunion sur...la place laissée au public dans l'élaboration des décisions. Pour autant, cette opération n'aura pas été "un coup pour rien," a assuré Michel Badré, son président, désigné par la Commission nationale du débat public (CNDP), à l'occasion de la publication du compte-rendu du débat ce 26 avril. "Des questions en sont sorties, qui appellent des réponses, a-t-il souligné. Des gens ont l'air de dire 'tout est décidé, plus on accélère mieux ça vaudra'. Nous on dit 'Attendez ! Des questions ont été posées, sur l'opportunité du projet, ses modalités...'"
Ce débat, obligation légale pour EDF, portait sur le projet de construction de six premiers réacteurs, dont deux situés à Penly, en Normandie, attendus à partir de 2035. Le gouvernement, interpellé dès 2021 par la CNDP, a organisé parallèlement une "concertation" plus générale sur les futurs choix énergétiques de la France. Mais dans le même temps, il créait une "délégation interministérielle au nouveau nucléaire", "dix jours après le démarrage du débat", note Michel Badré. Puis il présentait un projet de loi d'"accélération des procédures" d'autorisation de réacteurs, Emmanuel Macron entendant relancer la filière sans tarder. Le débat a fini par "gripper en janvier, quand le Sénat y a ajouté une disposition levant les contraintes limitant la création de réacteurs. Les ONG antinucléaires sont alors sorties", retrace Michel Badré. La tenue en février à l'Elysée d'un "conseil de politique nucléaire" a enfoncé le clou. Quelques jours après, les organisateurs du débat public constataient que le contexte ne leur permettait pas d'aller plus loin (lire notre article).
Pour autant, sur le fond, pendant des semaines, "le débat a eu lieu, il a tenu et il a touché un public large", insiste Ilaria Casillo, la présidente par intérim de la CNDP. Quelque 5.000 participants, autant de contributions, dix réunions publiques, des débats mobiles (sur les marchés, en écoles d'ingénieurs, dans des lycées, un centre social...), des week-ends avec des groupes tirés au sort poussant les intervenants "dans leurs retranchements"...
Il y a eu "des discussions poussées, très ouvertes", décrit Michel Badré. "Ce n'est pas un classement en deux camps, c'est plus subtil ! Souvent les gens disent qu'ils ne sont ni pro ni anti, mais qu'ils aimeraient comprendre, et souvent ils ont des questions pour lesquelles il n'y a pas de réponses claires". Par exemple, "on n'a aucune réponse sur le financement", une "question raisonnable" pour "un programme à 50 milliards d'euros, voire un peu plus si on compte les frais financiers", relève-t-il.
L'opportunité d'une relance du nucléaire a aussi été questionnée, sur fond de stratégie énergétique globale encore indéterminée dont le Parlement doit débattre. En Normandie notamment, où les deux premiers EPR projetés sont annoncés, le sujet des risques a été soulevé. Les maires s'interrogent aussi sur la mise en œuvre de l'objectif du zéro artificialisation nette (ZAN) dans ce cas précis : comment, par exemple, gérer cette contrainte dans les plans locaux d'urbanisme (PLU) alors que de nouveaux lotissements devront être construits pour loger les personnes travaillant sur les chantiers ?
"Les questions éthiques sont beaucoup ressorties, car le nucléaire renvoie à ce que sera notre modèle de société dans 50-80 ans", a aussi souligné Michel Badré. Quid des déchets à vie longue ? Et puis la guerre en Ukraine qui a rappelé les risques liés aux conflits, énumère-t-il encore. EDF et l'Etat auront trois mois pour répondre.
Pour Ilaria Casillo, l'utilité de ce débat " se mesurera à l'usage qu'en feront les décideurs, et c'est maintenant que ça va se jouer". "Il devra peser" en particulier sur les discussions qu'auront le gouvernement et les parlementaires sur l'avenir énergétique de la France (types d'énergies, sobriété, efficacité...), dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et du futur projet de loi de programmation énergie-climat (PLEC), prévu à l'automne prochain. "On se doit d'entendre ce que le public dit. Le débat a eu lieu. Aux décideurs désormais de faire la preuve que la parole des citoyens sert à quelque chose".
Les grandes questions en suspensPlusieurs questions "prioritaires" restent entières, alors que la France s'apprête à lancer un nouveau programme nucléaire, souligne le compte-rendu du débat public. - Concernant "l'opportunité de lancer, ou non, un nouveau programme nucléaire, au regard des solutions alternatives raisonnablement envisageables" : l'Etat devra clarifier les besoins énergétiques futurs à horizon 2035-40, de consommation électrique, de développement des énergies renouvelables, les objectifs de sobriété et d'efficacité, souligne la Commission dans sa synthèse. "A défaut de telles indications, qu'il aurait été utile d'avoir en amont du débat, celui-ci n'a pas pu aller au-delà de considérations très générales" ou de positions de principe, déplore-t-elle. Ces informations, souligne la commission, sont à apporter "maintenant, alors que le débat parlementaire sur la future loi de programmation énergétique va bientôt s'engager". - Quid des "garanties de bonne fin du programme proposé par EDF, à coûts, impacts et délais maîtrisés" ? Alors que le seul réacteur de nouvelle génération EPR en construction en France, celui de Flamanville, affiche 12 ans de retard, la Commission s'interroge notamment sur la coordination des très nombreux acteurs de la filière. Elle recommande "un dispositif de suivi du bon déroulement de chaque chantier sous la responsabilité de l'État", si les projets sont décidés, avec un site internet ouvert à tous. - A propos de l'équilibre économique de l'opération, et son impact sur les coûts et prix de la production électrique, "une justification plus précise du coût du kWh nucléaire produit est nécessaire", estime-t-elle. L'Etat et les responsables du projet doivent préciser le plan de financement prévu (part d'autofinancement, d'aides, type de ressources publiques mobilisées...), et les frais financiers. La Commission souhaite aussi "que soit indiqué qui prendrait en charge les éventuels dépassements de coûts résultant du non-respect des délais". - Sur l'approche éthique des décisions (risques, incertitudes, gestion des déchets...), la "Commission a pu observer combien des citoyens sans avis initial marqué sur la politique nucléaire étaient demandeurs d'informations sérieuses sur ces questions difficiles", estimant que "la réflexion sur le modèle de société envisagé devient indispensable". Plus précisément, elle recommande "que soit précisé l'avenir de la stratégie d'enrichissement de l'uranium de retraitement effectué actuellement en Russie", quelles seront "les mesures de protection prises en situation de guerre" ou encore comment le projet d'enfouissement de déchets Cigéo (Meuse) devra être modifié si six nouveaux réacteurs sont construits. Ce débat "n'était qu'une étape dans la participation du public à un processus de décision complexe et long", relève encore le bilan, évoquant d'autres étapes que seront "la future loi de programmation sur l'énergie et le climat, la programmation pluriannuelle de l'énergie qui la suivra et le cas échéant les décisions de création de chacune des installations nucléaires à venir". |