Reconduction des importations agricoles ukrainiennes : un marché de dupes
Malgré l'introduction de mesures de sauvegarde, la reconduction envisagée de l'exemption de droits de douane sur les produits ukrainiens suscite l'inquiétude des filières les plus exposées. Face aux importations massives de sucre, le président de la région Hauts-de-France demande au ministre de l'Agriculture l'abandon du règlement proposé par la Commission "au profit d'un nouveau texte permettant d'interrompre les flux, sans délai".
Les opérations menées par les agriculteurs polonais à la frontière ukrainienne n'ont pas fait vaciller les ambassadeurs des Vingt-Sept. Ces derniers ont approuvé mercredi 21 février la reconduction pour un an (du 6 juin 2024 au 5 juin 2025) de l'exemption des droits de douane pour les importations agricoles ukrainiennes. Le règlement proposé par la Commission prévoit cependant un "mécanisme de sauvegarde renforcé". L'UE veut ainsi garantir l'adoption rapide de "mesures correctives en cas de perturbation importante du marché". Un "frein d'urgence" est prévu pour stabiliser les importations pour trois produits : volaille, œufs, sucre. Mais pas pour les céréales. Concrètement, si les volumes importés "dépassent la moyenne arithmétique des quantités importées en 2022 et 2023" (soit environ 250.000 tonnes pour les volailles), la Commission devra réintroduire des droits de douane. Seulement, pour l'heure, la Commission considère qu'il n'y a pas de problème. "Cela ne déstabilise pas le marché", avait assuré le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, le 5 février sur BFMTV. Et ces mesures provisoires n'ont pas vocation à le rester. L'enjeu est bien de préparer l'UE à une intégration de l'Ukraine dans son marché intérieur. Pour la Commission, ces mesures "élargissent considérablement la portée de la libéralisation tarifaire dans le cadre de la zone de libre-échange approfondi et complet entre l'UE et l'Ukraine en suspendant, au moment où l'Ukraine en a besoin, tous les droits, contingents et mesures de sauvegarde". "En renouvelant ces mesures, l'UE continuera de soutenir et d'encourager les flux commerciaux de l'Ukraine vers l'UE et le reste du monde", se félicite de son côté le Conseil.
Une surface agricole deux fois supérieure à celle de la France
À Paris, à la veille du Salon de l'agriculture, on veut croire à une victoire pour l'agriculture française. "La solidarité auprès de l’Ukraine est essentielle mais elle ne peut pas se faire au détriment de nos agriculteurs", déclarait au même moment le Premier ministre français, lors du point d'étape sur les mesures en faveur de l'agriculture française (voir notre article du 21 février).
Une victoire à la Pyrrhus. Après le début du conflit en février 2022, l'UE avait décidé d'abaisser ses droits de douane en mesure de soutien à son voisin privé de ses débouchés naturels. Résultat : les importations ont bondi de 176% entre les onze premiers mois de 2021 et les onze premiers mois de 2023, selon les données d'Eurostat. Les volumes d'importations de céréales ont été multipliés par trois et celles du sucre par dix. "L'espèce de soutien géopolitique qu'on a mené à l'Ukraine s'est transformé en rivalité agricole et commerciale qui a conduit un certain nombre d'agriculteurs, les Polonais en particulier, à réagir et à fermer leurs frontières en un premier temps ou même très récemment à détruire des volumes de blé entrant sur leur territoire", a commenté Thierry Pouch, chef économiste au sein de Chambres d'agriculture France, jeudi sur Radio classique. Et de rappeler que l'Ukraine possède une surface agricole utile de 41 millions d'hectares (dont 33 de terres arables parmi les plus fertiles du monde, les fameux "tchernozioms" ou "terres noires"), deux fois celle de la France. L'agriculture représente 20% de la population active de ce pays.
28% des terres contrôlées par les oligarques et des intérêts étrangers
Mais à qui profite réellement l'ouverture du marché européen ? En d'autres termes, qui possède les terres agricoles dans ce qui a longtemps été considéré comme le "grenier à blé de la Russie" et qui est en train de devenir celui de l'Europe ? 28% des terres arables du pays sont contrôlées "par les oligarques, des individus corrompus et les grandes entreprises agroalimentaires", alertait l'Oakland Institute dans un rapport de 2023 intitulé "Guerre et spoliation, la prise de contrôle des terres ukrainiennes", montrant que sur les dix plus grosses sociétés qui contrôlent ces terres, une seule est basée en Ukraine ! Les autres ont toutes leur siège dans des pays étrangers, souvent à Chypre. "Ceux qui contrôlent les terres ukrainiennes aujourd’hui sont un mélange d’oligarques et d’intérêts étrangers divers - principalement européens et nord-américains, y compris un fonds d’investissement privé basé aux États-Unis et le fonds souverain d’Arabie saoudite", constate le rapport.
Comment en est-on arrivé là, dans un pays qui jusqu'en 1991 était encore collectivisé ? Les auteurs Frédéric Mousseau et Eve Devillers pointent en particulier la réforme agraire de 2021 présentée comme "un élément du programme d’ajustement structurel conçu sous les auspices des institutions financières occidentales". Après la révolution de Maïdan en 2014, "la Banque mondiale, le FMI et la Berd ont jeté les bases d’une privatisation à grande échelle en Ukraine par le biais d’un programme d’ajustement structurel massif (...). Une condition essentielle de l’aide occidentale a été la levée du moratoire sur la vente des terres agricoles [datant de 2001] et la création d’un marché foncier".
"La guerre ne peut pas être utilisée comme un moyen de concurrence déloyale"
L'une des figures emblématiques de l'agriculture ukrainienne est le magnat du poulet Yuriy Kosiuk, propriétaire du groupe MHP coté à la bourse de Londres et dont le siège est à… Chypre. La majeure partie des poulets ukrainiens importés en France proviennent de ses fermes-usines, à des prix défiant toute concurrence. Ce dont le président français s'était offusqué le 1er février, à Bruxelles. "Ça profite à qui aux trois quarts ? À un groupe, détenu par un milliardaire. Objectivement, on n’a pas envie d'enrichir ce monsieur. Ce n’est pas ça, le but. Ça n’aide pas l'Ukraine, ça", avait-il tancé. Ce qui n'a pas empêché l'ambassadeur français d'avaliser la proposition de règlement.
Si les éleveurs de poulets français ont des raisons d'être inquiets, ils ne sont pas les seuls. La filière de betteraves à sucre aussi. Dans un courrier du 22 février, le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, s'en est ouvert au ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau. La perspective de l'entrée en vigueur du nouveau règlement au mois de juin risque de créer un appel d'air. "Selon la filière, 700.000 tonnes de sucre ukrainien pourraient se déverser d'ici là dans l'Union européenne. Ce qui risque de déstabiliser fortement ce marché", alerte-t-il. Et qu'en sera-t-il au 5 juin 2025 ? La proposition de règlement doit être "abandonnée au profit d'un nouveau texte permettant d'interrompre les flux, sans délai", considère-t-il, "car le contexte de guerre ne peut pas être utilisé comme un moyen de concurrence déloyale". Sauf qu'à terme c'est bien la question de l'intégration de l'Ukraine dans le marché intérieur qui va se poser. Or pour la Commission, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Une analyse d'impact commandée à la DG Commerce en 2007 (déjà !) "sur le processus de négociation de la zone de libre-échange approfondi et complet" avait conclu à "une incidence économique positive tant pour l’Union que pour l’Ukraine", évoque-t-elle dans sa proposition de règlement.