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Pour le Sénat, l'industrie a besoin d'une "stratégie d'équilibre territorial"

General Electric a annoncé au gouvernement, jeudi, qu'il ne pourrait tenir son engagement de créer 1.000 emplois en France, ce qui confère un relief particulier au rapport de la mission d'information sénatoriale sur "Alstom et la stratégie industrielle du pays" livré le 13 juin. Un plan en 45 propositions qui s'adressent tant à l'Etat qu'aux collectivités afin de créer un "écosystème complet" pour l'industrie tricolore.

Après avoir passé par le menu dans un précédent rapport les différents épisodes du démantèlement d’Alstom jusqu’à la prise de contrôle par l’allemand Siemens à compter de 2019, la mission d’information du Sénat a élargi sa réflexion à l’ensemble de la politique industrielle. Un document dense en forme d’avertissement, qui aborde le sujet sous toutes les coutures - mondiale, nationale et territoriale – et formule 45 propositions pour "Faire gagner la France dans la compétition industrielle mondiale". Ce second rapport livré le 13 juin par Martial Bourquin (PS, Doubs) s’est vu télescoper cette semaine par deux annonces symboliques : la privatisation d’ADP qui figurera bien dans le projet de loi Pacte attendu en conseil des ministres le 18 juin et l’annonce au gouvernement, jeudi, des dirigeants de General Electric qui renoncent à créer 1.000 emplois nets d’ici fin 2018 comme ils s’y étaient engagés lors du rachat d’Alstom Power en 2014. Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a dit "prendre acte de la situation" et a demandé que GE "prenne désormais toutes les dispositions nécessaires" pour se conformer au mieux à ses engagements et que "des perspectives claires soient données pour les années à venir à chacun des sites industriels de GE en France, qui permettent d’assurer la pérennité de l’activité et des emplois associés". Voilà qui donne du relief aux mises en garde de la mission sénatoriale.

60% des emplois détruits en vingt ans

Pour Martial Bourquin (décidément fort occupé puisqu'il est également co-auteur d'une proposition de loi sur la revitalsation des centres-villes et centres-bourgs adoptée le 14 juin par le Sénat), la bataille à mener est avant tout culturelle, comme si les Français avaient perdu la fierté et la confiance qu’ils avaient dans leur fleurons industriels. "Certains pensent que la bataille est perdue, mais nous pouvons regagner des parts de marché", a-t-il martelé de la restitution de ses travaux, le 6 juin. Mais le bilan de plus de trente ans de désindustrialisation est lourd : l’industrie a perdu 60% de ses emplois en vingt ans, même si une partie d’entre eux ont été externalisés dans l’industrie. Il n’empêche, "la France est aujourd'hui l'un des grands pays européens dont l'industrie a le plus régressé en termes relatifs dans l'économie nationale, seul le Royaume-Uni a connu une désindustrialisation plus profonde", regrette la mission. Entre 1980 et 2016, la part de l’industrie dans le PIB a chuté de 24% à 10,2% en 2016 (ou 12,6% en prenant en compte les activités extractives, l'énergie, l'eau, la gestion des déchets et la dépollution). Elle est encore de 22,6% en Allemagne. Dans l’intervalle, la part de l’industrie française dans le marché mondial est passée de 5,4 à 3,4%, quand elle s’est stabilisée à 10% pour l’Allemagne, qui engendre d’énormes excédents commerciaux. Alors que l’industrie donne tout de même des signes de reprise, les sénateurs insistent sur les défis à venir : "automatisation et numérisation pourraient provoquer la disparition de 10% des postes de travail et changer significativement le contenu de 50% d'entre eux". Ce qui constitue un enjeu majeur pour la formation professionnelle.
 

Le sénateur se montre confiant dans la capacité de l’Europe à se doter d'une véritable stratégie industrielle. Il n’est qu’à regarder ses atermoiements dans la bataille commerciale qui se joue en ce moment avec les Etats-Unis – plus encore sur le marché iranien que sur les taxes aux importations d’acier – pour voir que la solution ne passera pas de sitôt par elle. Pourtant Martial Bourquin estime que les critiques à son égard sont aujourd’hui "moins fondées". Encore faudrait-il que l’Europe fasse respecter "le principe de réciprocité dans l’ouverture des marchés", "sanctionne les comportements de dumping", ou encore "adopte des textes européens dont la portée serait explicitement extraterritoriale".

Une politique actionnariale au service de l'industrie

Dans le contexte de concurrence exacerbée, l’Etat reste selon lui l’acteur "de premier plan". Seulement la politique actionnariale du gouvernement est jugée "trop opaque". Au moment où celui-ci confirme la vente de tout ou partie de ses parts dans ADP, la Française des jeux et Engie, la mission reconnaît qu'il faut "redéfinir le niveau des participations de l'Etat dans certaines entreprises". A condition de "mieux en investir le produit dans des activités stratégiques", par exemple dans des PME capables de devenir des ETI. A cet égard, il adresse cet avertissement au ministre de l’Economie, rappelant l’épisode de la vente des autoroutes en 2005 : "Le désengagement éventuel de l’Etat du capital d’un opérateur ne doit pas conduire à le priver d’une manne financière durable, tout en créant un effet d’aubaine pour des investisseurs privés." Par ailleurs, cet argent doit servir à  "favoriser l’investissement productif", insiste-t-il, doutant des choix du gouvernement d’en affecter une part au désendettement et l’autre au nouveau fonds pour l’innovation de rupture (les 10 milliards d'euros de ce fonds ne seront pas directement investis mais placés). "Seuls les revenus générés par ce placement seraient donc effectivement investis dans l'innovation, soit environ 200 millions d'euros par an", calcule Martial Bourquin.

Forte de l’expérience d’Alstom, la mission préconise "une mise à jour des outils permettant de protéger l’industrie des comportements étrangers prédateurs" et d’élargir la liste des activités stratégiques soumises au contrôle des investissements directs étrangers à tout ce qui touche à la révolution technologique : sécurité des données, intelligence artificielle, semi-conducteurs… Elle demande l’établissement d’une cartographie des entreprises stratégiques qui pourrait être mise au service des régions ou des pôles de compétitivité.

Mieux inscrire les politiques industrielles dans les territoires

Le sénateur demande de "mieux inscrire les politiques industrielles dans les territoires". Les services déconcentrés de l'Etat se recentreraient sur des actions d’intérêt national dans le cadre d’une stratégie d'équilibre territorial. "L'heure n'est évidemment plus à la planification des Trente Glorieuses, mais l'Etat reste le seul à même de définir, au plan national, une stratégie globale d'équilibre des territoires", justifie le rapporteur. Pour ce faire, il préconise de réallouer des crédits aux aides administrées par les Direccte (Aide à la réindustrialisation, Prime d’aménagement du territoire) et de mettre un terme au désengagement de l'Etat dans les pôles. Il n’oublie pas les régions qui, depuis 2017, ont toutes élaboré leur schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) comportant chacun un volet industrie, sous la banière de "l'usine du futur". Elles sont invitées à passer des conventions avec des "relais locaux" : chambres consulaires, réseau déconcentré de l'Etat ou de ses opérateurs.
En matière de foncier, il suggère d’ "intégrer pleinement dans les schémas de cohérence territoriale une stratégie concernant l'immobilier industriel".
Enfin, la constitution d'un "écosystème" favorable resterait incomplète sans la délicate question de la fiscalité productive qui fait actuellement l’objet d’un groupe de travail au sein de Bercy. Des ajustements sont "souhaitables", estime-t-il, "sous réserve de compenser à l'euro près les pertes de recettes éventuelles que pourraient subir les collectivités territoriales et de pleinement respecter leur autonomie financière et fiscale". Il se rallie à l’idée de ce groupe de travail passant par une "hausse de la fiscalité énergétique et écologique ou, le cas échéant, par un relèvement du taux normal de la TVA, en veillant à ce que l'effet sur le pouvoir d'achat des ménages ne soit pas excessif". La mission souhaite enfin le rétablissement du "sur-amortissement" (la défiscalisation de 40% sur les investissements des entreprises interrompue au mois d'avril).